dimanche 30 juin 2019

L'organisation patronale rêve de travailleur.se.s sociaux au minimum du Code du Travail

Dans la revue de prédilection des directeur.trice.s de nos établissements, le Président de l'organisation patronale NEXEM explique à mots feutrés la tactique de regroupement dans une "confédération (pour les détails, vous trouverez cet article)
Entretien avec Alain Raoul, président de Nexem
"Constituer des forces susceptibles de peser"
05/06/2019
Le 20 juin, l’assemblée générale de Nexem clôturera la période transitoire de l’organisation patronale née en 2017. L’occasion de revenir sur ses orientations stratégiques, structuration du secteur social et médico-social en tête, rappelle son président, Alain Raoul.
La réforme de la représentativité de 2017 a laissé des traces dans la branche sanitaire, médico-sociale et sanitaire à but non lucratif (Bass). Lui doit-on l’enterrement du collège patronal Unifed dans sa composition historique [1] ?
Alain Raoul. L’Unifed a été créée dans un environnement spécifique avec des enjeux forts liés à la formation professionnelle. En remplissant les missions qui lui avaient été assignées, le collège patronal a apporté beaucoup au secteur. Mais il est vrai que la réforme de 2017 a contraint les employeurs, ceux de la Bass comme les autres, à s’organiser différemment pour répondre à la nouvelle donne. Celle-ci impliquant un nouveau rôle et un nouveau cadre d’exercice pour la représentation employeur.
Reste que, un an et demi plus tard, l’arrêté de représentativité patronale de la branche n’a pas été publié. La capacité de vos organisations à s’entendre a-t-elle été posée comme condition pour l’obtenir ?
A. R. En effet. Pour la Direction générale du travail (DGT), notre secteur d’activité doit entrer dans un schéma classique en se dotant d’un environnement juridique commun. Nos quatre organisations (Croix-Rouge française, Fehap, Nexem et Unicancer) ont néanmoins fait valoir que, compte tenu de nos réalités et de notre histoire, y parvenir d’emblée était impossible. Nous avons donc proposé une forme d'organisation collective permettant d’en prendre le chemin, avec la perspective d'aller plus loin. C’est tout l’enjeu de la nouvelle Confédération des employeurs du secteur sanitaire, social et médico-social à but non lucratif, dont l’assemblée générale constitutive s’est tenue le 17 avril dernier. Cette structuration progressive ayant été validée par la DGT, la confédération va pouvoir être désignée prochainement comme acteur représentatif. Et c’est essentiel car, même si le dialogue social de branche s’est poursuivi depuis 2017, aucun accord n’a pu être conclu. J’insiste toutefois : cette nouvelle organisation n’est pas une réponse à l’échec de l’Unifed, mais plutôt à un monde qui change. Au-delà de l’injonction gouvernementale qui nous a, il est vrai, conduit à nous retrouver autour d’une table, la confédération, dont les modalités de travail seront précisées d’ici à  l’été, existe d’abord grâce à la volonté de ses fondateurs.
Comment fonctionne ce nouvel interlocuteur patronal ?
A. R. Il est doté d’une gouvernance et de règles lui permettant de concilier collectif et efficacité : les décisions se prennent à la majorité qualifiée, en tenant compte de la taille des membres. Et ce, sans aucun droit de veto. Tout cela permettra d’abord de faire de la confédération un lieu où se travaillera une vision commune pour le secteur. Par ailleurs, en matière de dialogue social, c’est en son sein que nos organisations négocieront un socle juridique commun, comportant un certain nombre de sujets applicables à l’ensemble de la Bass (formation professionnelle, nouveaux métiers, gestion prévisionnelle des emplois et des compétences – GPEC, égalité…). Au-delà, si certaines composantes souhaitent aller plus loin en négociant d’autres thématiques, elles peuvent donner mandat à la confédération pour cela : le résultat de leurs négociations ne s’appliquera alors qu’à leurs propres adhérents. Ce sera notamment le cas du projet conventionnel que nous menons avec le soutien de la Croix-Rouge française, et auquel participe l’Union intersyndicale des secteurs sanitaires et sociaux (Unisss), devenue membre associé de Nexem.
Justement, où en sont ces travaux conventionnels ?
A. R. Ils sont désormais bouclés, nous comptons maintenant accélérer le calendrier. Fin mai, nous avons informé les syndicats de l’arrêt de toutes les négociations sur la convention collective nationale du 15 mars 1966 (CCN 66) et sur les accords applicables aux centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). En juin, des réunions paritaires sont prévues pour conclure un accord de méthode. Nos adhérents seront ensuite appelés à se prononcer, avant la fin de l’année, sur l’orientation à donner aux discussions sur la base des premiers mois d’échanges. À terme, outre les accords CHRS et la CCN 66, le texte remplacera les CCN du 1er mars 1979 [2] et du 26 août 1965.
Un mot sur l’Unisss, justement. Ce rapprochement, opéré à l’occasion de ce projet conventionnel, peut-il augurer une fusion ?
A. R. La logique le voudrait, oui. Compte tenu du mouvement actuel de réduction du nombre de branches professionnelles, l’avenir de celle couverte par la CCN 65 (qui concerne moins de 5000 salariés) est compromis. Sans attendre une décision des pouvoirs publics, l’Unisss a donc décidé d’être proactive en se rapprochant de notre projet, ce qui nous a d’ailleurs permis de constater tous nos points de convergence. À la prochaine mesure d’audience en 2021, elle ne pourra obtenir la représentativité sur le nouvel espace conventionnel, et devrait donc nous rejoindre.
Excluez-vous toute dénonciation de la « 66 » ?
A. R. Rien ne peut l’être d’emblée, mais nous croyons au dialogue social. Un tel processus ne peut être lancé en mettant un couteau sous la gorge des syndicats. En revanche, une chose est sûre : nous ne renouvellerons pas l’expérience passée, en étalant les discussions sur plusieurs années. Donc, s’il le faut, nous pourrons être amenés à un moment donné à utiliser tous les outils à notre disposition, parmi lesquels la dénonciation.
La structuration du secteur passe aussi par la création d’un opérateur de compétences (Opco) cohérent. Pourquoi vos fédérations, celles du domicile compris, ne sont-elles pas parvenues à se retrouver dans un même opérateur [3] ?
A. R. Après le refus des pouvoirs publics de valider l’idée d’un seul grand Opco de l’économie sociale et solidaire (ESS) réclamé par les acteurs, nous avons œuvré à la création d’un opérateur portant sur les métiers de l’accompagnement, ceux du secteur de l’aide à domicile inclus. Une option, partagée par l’Union nationale de l’aide, des soins et des services aux domiciles (UNA), qui nous paraissait en lien avec la transformation de l’offre en cours. Nous n’y sommes pas parvenus – certains refusant d’être réunis dans le même opérateur. Nous avons donc trouvé un compromis avec l’Opco Santé qu’il faut entendre au sens de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Depuis, la ministre Muriel Pénicaud s’est prononcée en faveur de sa fusion avec l’Opco Cohésion sociale d’ici un an ou deux. Cela laisse le temps à tout le monde de se connaître et de se reconnaître, car on ne peut aller sur de tels sujets à marche forcée. D’ici là, nous allons vivre une expérience nouvelle au sein de l’Opco Santé : apprendre à travailler avec les acteurs du lucratif, créer des passerelles entre nous, tout en respectant nos identités respectives.
Quels sujets reste-t-il à arbitrer collectivement dans le cadre de cette réforme de la formation professionnelle ?
A. R. Il y a notamment la question de l’organisation territoriale de l’Opco, les structures de la Bass étant attachées à la proximité existant du temps de l’organisme paritaire collecteur agréé (Opca) Unifaf, via les délégations régionales de la Commission paritaire nationale de l’emploi et de la formation professionnelle (DR-CPNE). Des déclinaisons similaires doivent-elles être mises en place ? Et si oui, avec quel financement ? Il faudra s’entendre. Autre dossier structurant, à trancher lors de la renégociation de l’accord de 2015 de la Bass cette fois : celui de l’avenir de la contribution conventionnelle. Il y a certes des besoins de formation importants, mais les adhérents peuvent aussi choisir de les financer eux-mêmes par accords d’entreprise. L’enjeu est donc de s’accorder sur une part raisonnable de financement mutualisé permettant à chacun de s’y retrouver.
Autre chantier à votre agenda, la fusion avec l’UNA début 2020. Pourquoi constituer encore un nouvel acteur, moins de trois ans après votre création? 
A. R. C’est le sens des politiques publiques, récemment confirmé par le rapport de Dominique Libault qui insiste sur l’hybridation des réponses entre domicile et établissements [4]. Ce mouvement doit être accompagné et amplifié, et pour cela mieux vaut ne faire qu’un. Sans attendre l’association de préfiguration qui sera créée en juillet, des rencontres organisées entre nos adhérents respectifs leur ont permis de mieux se connaître sur les territoires et d’y envisager des actions communes à mener, en particulier auprès des pouvoirs publics locaux. Ce rapprochement est apparu comme une évidence, tant nous partageons des convictions fortes, comme la nécessité d’une meilleure reconnaissance du secteur encore trop peu visible. Et donc quelquefois maltraité. Demain, notre organisation commune, qui représentera à elle seule plus de 13 000 structures employant 400 000 salariés, sera bien mieux considérée. En particulier quand il faudra se faire entendre pour organiser les parcours des personnes accompagnées, mais aussi des professionnels dont l’investissement doit être soutenu par une revalorisation des métiers et des rémunérations. L’État doit entendre que nous ne pouvons continuer à fabriquer des travailleurs pauvres ! Pour y parvenir, il nous faut constituer des forces susceptibles de peser. Ce qui ne nous empêchera pas évidemment de mener des combats avec d’autres, toujours pour une meilleure légitimation du secteur.
Uniquement sur les sujets patronaux ?
A. R. Pas seulement. Prenons par exemple l’épisode de l’examen de la récente proposition de loi sur les jeunes majeurs [5] : ce qui s’est joué touche certes aux personnes accompagnées, mais nuit aussi à la prise en charge qui, elle, est mise en place par nos adhérents. Nous devons donc prendre la parole, mais pas tout seuls. C’est pourquoi, nous avons lancé un mouvement de contractualisation avec de grandes organisations représentant « les publics » – comme la Convention nationale des associations Cnape, mais aussi l’Union des associations de parents, de personnes handicapées mentales Unapei, la Fédération des acteurs de la solidarité… Le souci de la qualité de la prise en charge, voilà ce qui peut tous nous réunir. Il nous faut travailler cette complémentaire pour déterminer les sujets sur lesquels nous pourrions être amenés à prendre position ensemble, chacun à sa place. Ici encore, l’important est de toujours privilégier les sujets de convergence susceptibles de faire avancer le secteur.
[1] Lire Direction[s] n° 154, p. 6
[2] Convention collective nationale des médecins spécialistes qualifiés au regard du conseil de l'ordre travaillant dans les établissements et services pour personnes inadaptées et handicapées.
[3] Lire Direction[s] n° 174, p. 20
[4] Lire Direction[s] n° 175,  p. 6
[5] Lire dans ce numéro p. 8
Propos recueillis par Gladys Lepasteur - Photos : Damien Grenon pour Direction[s]
Carte d'identité
Nom. Alain Raoul
Parcours. Directeur de CHRS (1978-1988) ; puis directeur financier (1988-1998) de l’Armée du salut ; directeur général de la Fondation Armée du Salut (1998-2015) ; vice-président du syndicat des employeurs Synéas (2010-2016) ; président délégué de Nexem (janvier 2017 à novembre 2018) ; vice-président de l’Udes (depuis novembre 2015).
Fonction actuelle. Président de Nexem.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 176 - juin 2019

Lire l'entretien sur Direction[s]


samedi 22 juin 2019

Signature de l'accord sur le Cloud Social

Le 21 Juin 2019, la CGT a signé avec les autres organisations syndicales et l'empoyeur un accord d'entreprise sur la mise en place d'un "Cloud Social".
A lire ici

samedi 15 juin 2019

Quand la finance fait du social

A l'heure où nos droits de travailleuses et travailleurs du secteur social et médico-social sont la cible des attaques l'organisation patronale Nexem, ce texte -publié dans Comptoir, en Mars 2018- pose le cadre de l'attaque organisée par le monde de la finance pour privatiser et rendre lucratif notre secteur :

Quand la finance fait du social

Pierre Bitoun et Lou Hubert, tous deux sociologues, livrent ici une présentation critique d’une nouvelle offensive de la finance en direction du “social”. Ils décortiquent et critiquent les “Social impact bond”, des titres de dette (obligations) censés financer les politiques sociales et dont le rendement dépend de l’efficacité de celles-ci. Il est important de les comprendre et de les dénoncer pour ce qu’ils sont : des titres financiers faussement sociaux qui dévoilent la volonté de la finance de remplacer l’État.
Un nouveau-né a fait son apparition dans la galaxie des sigles : le SIB ou Social impact bond [Bon à impact social]. Bien qu’encore largement méconnu, il est promis à un grand avenir car sur ses fronts baptismaux se penchent depuis au moins une décennie tous ceux qui comptent, au double sens du verbe : G20 ou G8, OCDE ou UE, banquiers de Wall Street ou de la City, multinationales ou start-ups en croissance, pouvoirs publics nationaux, régionaux ou locaux prétendument désargentés. Si, aux dires mêmes de cette Sainte Famille, il faudra au divin enfant une bonne vingtaine d’années pour arriver à maturité, on peut déjà savoir pourquoi il est indispensable, de toute urgence et tous rassemblés, d’évacuer le rejeton dans les poubelles de l’Histoire. C’est à quoi sont destinés les cinq regards, explicatifs et critiques, portés sur ces SIB, ces objets volants – et surtout voleurs – que n’ont pas encore clairement identifiés ceux-là mêmes qui sont appelés à en subir, directement ou non, les conséquences.

Un titre financier éthique ?

L’objet se présente d’abord comme vertueux, fruit d’un capitalisme désormais bienveillant et guidé par le sens de la justice. Ouvrant un long discours prononcé début 2014, au Palais de la City à Londres, par une référence aux deux ouvrages-maîtres d’Adam Smith, La richesse des nations et la Théorie des sentiments moraux, Sir Ronald Cohen, le président de la mission du G8 consacré aux SIB, l’achevait par cette exhortation : « Nous avons commencé la révolution. Il y a fort à faire. Ensemble, levons-nous et faisons en sorte que “le cœur invisible” des marchés puisse aider ceux que “la main invisible” a laissé de côté ». Et il avait donné, un peu plus tôt, l’esprit autant que l’occasion historique de cette révolution : repenser la philanthropie à l’heure de la faillite – bien sûr organisée – de l’État social : « Aujourd’hui les États-providence conçus pour le XXe siècle baissent les bras dans la lutte contre les défis sociaux de ce nouveau siècle. […] Si la philantropie traditionnelle et les gouvernements peinent à régler ces problèmes, que pouvons-nous faire de notre côté ? » La réponse, débarrassée de tout simagrée, est d’une cupidité sans bornes : elle consiste à ouvrir un nouveau et énième continent de la marchandise et du profit.

De gros profits assurés

L’objet est en effet une machine à faire de l’argent. Résumé dans ses grandes lignes – de crédit… – le SIB consiste à ce que les banques[i] – et non des moindres (Goldman Sachs, Merrill Lynch, BNP, etc.) – avancent pour le compte du secteur public (État, collectivités territoriales) les fonds nécessaires à des actions sociales menées par des associations, en suivent la mise en œuvre, en contrôlent le résultat – avec bien entendu un évaluateur dit indépendant ![ii] – et se retournent, en fin de parcours, vers la puissance publique pour réclamer le remboursement des sommes avancées. Avec un intérêt conséquent, allant jusqu’à 13 % l’an. Soit un quasi doublement de la somme en sept ans, auquel il convient d’ajouter la rémunération de l’évaluateur et autres frais de gestion. L’instrument de “la révolution” est donc très efficace et produit des effets tous azimuts dont il est important de dresser l’inventaire : il crée un marché financier du “social” et dynamise aussi celui de l’évaluation ; il caporalise les associations, encourage leur concentration et leur transformation en entreprises “rentables” ; il démultiplie et affine les liens entre les représentants du monde financier et les acteurs publics nationaux ou locaux, siphonne leurs budgets et accroît donc d’autant la dette. Bref que rêver de mieux, sinon de le voir se propager en direction des pays pauvres, via son frère jumeau, le DIB ou Development impact bond ?
« Le nouveau continent de la marchandise et du profit est gigantesque : il couvre en fait, grâce l’ambiguïté du terme “social”, non seulement les dégâts engendrés par le capitalisme mais toute action dite d’intérêt général, et il s’identifie, en définitive, à l’État lui-même. »

Une croissance fulgurante

L’objet, quoique récent, est en expansion rapide. Après un premier SIB, en 2010, visant à diminuer la récidive des détenus libérés de la prison de Peterborough, les “expérimentations” se sont multipliées dans le monde entier. On en comptait une vingtaine en 2014, plus de 80 en 2016 et, probablement, une bonne centaine fin 2017. La Grande-Bretagne, terre d’élection du capitalisme industriel au XIXe comme de la financiarisation du “social” aujourd’hui, se taille la part du lion, avec environ un tiers des SIB en cours de réalisation. Mais on en trouve également aux USA, au Japon, en Australie, en Suisse, et dans de nombreux pays de l’UE (Allemagne, Autriche, Belgique, Finlande, France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Portugal). Bref, de quoi commencer à faire rêver le président de la Commission Jean-Claude Juncker en quête, pour l’Union, d’un « triple-A social » !
La variété des domaines d’application a, logiquement, suivi cette expansion. À la réinsertion des prisonniers, sont venus s’ajouter l’aide aux enfants malades ou handicapés, le soutien aux jeunes en mal d’« employabilité » ou la réduction de l’absentéisme au travail, le logement des sans-abris ou l’intégration professionnelle des migrants et réfugiés, l’activité physique ou la solitude des personnes âgées en maison de retraite. Ou encore la détection et le traitement précoces du diabète, les programmes de vaccination, d’éducation ou d’accès « écologique et durable » à l’eau, à l’électricité ou aux NTIC dans les pays en développement, sans oublier non plus la revitalisation des zones rurales désertifiées dans les pays riches ou la réunification des familles « dysfonctionnelles » auxquelles il faut, sic et sib, dicter de « nouvelles conduites ». Bien que financiers et pouvoirs publics de connivence rivalisent pour l’instant de modestie – il faudra, proclament-ils, « entre dix et trente ans » pour changer les mentalités et les institutions –, l’inventaire ne laisse aucun doute.
Le nouveau continent de la marchandise et du profit est gigantesque : il couvre en fait, grâce l’ambiguïté du terme “social”, non seulement les dégâts engendrés par le capitalisme mais toute action dite d’intérêt général, et il s’identifie, en définitive, à l’État lui-même. Ce qui n’a rien d’un hasard, ni du point de vue théorique – il est dans l’essence même du capitalisme de tout marchandiser – ni du point de vue historique : cette nouvelle offensive n’est envisageable qu’en notre époque où tous les postes-clefs de la décision publique, du supranational au local, ont été colonisés par les représentants de la finance mondialisée et leurs serviteurs. Il arrive d’ailleurs à certains, souvent les mieux placés, de “manger le morceau”. Commentant en 2014 l’une de ces expérimentations, Lawrence Summers, l’ancien secrétaire au Trésor américain, ne déclarait-il pas : « This is ground zero of a big deal ! »

Une obligation instructive

L’objet est, dans sa déclinaison française, instructif à plus d’un titre. D’abord, l’hypocrisie, nécessaire au déploiement du système, est dans l’Hexagone portée à son comble. De SIB, qui faisait mauvais genre boursier, on est passé en 2014 à TIS, pour Titre à impact social, pour deux ans plus tard se montrer plus tartufe encore, en adoptant le nom définitif de CIS, Contrat à impact social, qui a le double mérite d’évacuer toute référence à l’argent et d’inscrire le dispositif dans le régime, ô combien sympathique, des “partenaires”. La réunion d’experts, la création de comités ad hoc, ont aussi été fidèles à nos traditions de l’entre-soi, rappelant à s’y méprendre le modèle des commissions Attali, pour « la libération de la croissance française » en 2008 ou pour « l’économie positive » en 2012.
Il en a été ainsi du Comité français pour l’investissement à impact social (CFIIS), présidé par Hugues Sibille, alors vice-président du Crédit coopératif et du Conseil supérieur de l’Économie sociale et solidaire (ESS), qui a réuni en 2013-2014 vingt-neuf membres « issus de la banque, du capital investissement, de l’entrepreneuriat social, d’agences publiques, d’expertise indépendante, d’administrations, de milieux académiques, d’organisations internationales », tous « acteurs engagés en faveur de l’innovation sociale et financière ». Autrement dit, après des décennies de remodelage libéral de la société, les maillons intermédiaires indispensables à la révolution néophilanthropique ! Prompts à discourir sur l’esprit de solidarité ou du don, mais surtout enclins au calcul de leurs intérêts. Enfin, de PS en Macronie, les CIS font peu à peu leur chemin. Benoît Hamon, ministre délégué à l’ESS et à la Consommation de 2012 à 2014, a missionné, en accord avec Sir Ronald Cohen, Hugues Sibille et son Comité, un premier appel à projets a été lancé en 2016 par la secrétaire d’État à l’ESS Martine Pinville et, depuis l’arrivée du haut fonctionnaire et banquier à l’Élysée, la dynamique se poursuit sous l’impulsion de La République en March…é. Le macroniste Christophe Itier, artisan de l’un de ces CIS consacré au placement des enfants mineurs dans le département du Nord, a été nommé en septembre 2017 Haut-Commissaire à l’ESS.
« Fossoyeurs du travail social, ils ont adopté le langage techno-concurrentiel des puissants […], et ils ont soigneusement mis en œuvre toutes les réformes destinées à éliminer la culture professionnelle des travailleurs sociaux reposant sur l’esprit de service public et l’aide à la personne considérée dans sa totalité. »

Une obligation antisociale

L’objet, accélérant le “déjà là”, ne veut du bien ni aux travailleurs sociaux, ni aux pauvres qu’il prétend aider. Le cas français en est, à nouveau, une bonne illustration. Depuis vingt ans au moins, le secteur de l’action sociale est miné de l’intérieur par une logique gestionnaire et d’entreprise[iii], prélude à la financiarisation des SIB et autres CIS. Pétris de valeurs chrétiennes de gauche ou de droite aujourd’hui macronisées, tour à tour pragmatiques et autoritaires, toute une série de petits roitelets du “social” – présidents et directeurs d’établissements sociaux et médico-sociaux, directeurs d’écoles de formation en travail social, etc. – se sont faits les complices volontaires de ce mouvement et préparent, désormais, la nouvelle étape. Fossoyeurs du travail social, ils ont adopté le langage techno-concurrentiel des puissants – “innovation” et “labellisation”, “appels d’offres” et “indicateurs chiffrés”, “opérateur” plutôt qu’association, etc. –, et ils ont soigneusement mis en œuvre toutes les réformes destinées à éliminer la culture professionnelle des travailleurs sociaux reposant sur l’esprit de service public et l’aide à la personne considérée dans sa totalité. L’éducateur, l’assistant social ? Il est une ressource humaine, une charge salariale, qui doit faire plus avec moins et, surtout, « ne pas penser et se comporter en technicien »[iv]. Le pauvre, l’enfant, la personne âgée ou handicapée, l’adulte français ou étranger ? Il faut ici trier, trier encore et toujours, afin qu’il “participe”, soit “responsable de lui-même”, et qu’il entre ainsi dans le “public-cible” propre à prouver aujourd’hui “l’efficacité de l’action sociale” et à démontrer, demain, que les indicateurs chiffrés du SIB sont validés. Histoire de justifier le remboursement, avec intérêt, du prêt. L’objet, à l’évidence, nécessite qu’on les dégage, tous.

Pierre Bitoun et Lou Hubert

mardi 11 juin 2019

Alerte sur la CCNT 66 !

Avec son "Projet Conventionnel", l'organisation patronale du secteur social et médico-social (dont nous vous racontions la grand messe ultra-libérale organisée pour sa création) veut dynamiter notre Convention Collective !