Les
 professionnels sociaux sont plus que jamais acteurs des politiques 
migratoires. De lois en lois, ils se sont vu confier des compétences de 
contrôle ou de sélection des migrants. Le tournant a été pris avec la 
loi du 26 novembre 2003
 qui confère aux centres communaux d’action sociale le soin de mener une
 enquête auprès des familles qui feraient une demande d’attestation 
d’accueil ou de regroupement familial. Citons également la 
circulaire du 26 août 2012
 « relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations 
d’évacuation des campements illicites » qui prévoit un « diagnostic 
social » avant toute expulsion. La prise en charge des mineurs isolés 
constitue également une excellente illustration de ces nouvelles 
missions. Les professionnels de l’action sociale interviennent à chaque 
étape : de l’évaluation de la minorité et de l’isolement à 
l’accompagnement. L’article L. 313.11 al. 2 bis du code de l’entrée et 
du séjour et du droit d’asile les enjoint même de garantir l’absence de 
lien entre le jeune et sa famille, son projet de formation ou son 
insertion dans la société française. Plus récemment, que dire de la 
levée du secret professionnel introduit par l’article 48 de la 
loi du 7 mars 2016
 pour permettre à la préfecture de vérifier l’exactitude des 
déclarations des migrants qui sollicitent un titre de séjour Chacune de 
ces réglementations a été imposée sans concertation préalable avec les 
acteurs du secteur concerné. Caution ou garantie, les professionnels 
sociaux sont en première ligne et souvent démunis face aux enjeux 
politiques et éthiques que posent ces prérogatives nouvelles.
Leur
 isolement est d’abord politique. Les corps intermédiaires et, en 
particulier, les associations professionnelles sont particulièrement 
fragiles et peu représentatifs. Il est d’ailleurs symptomatique que ni 
l’Association nationale des assistants de service social (Anas) ni 
l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (Ones) n’aient jugé 
bon de soutenir Ibtissam Bouchaara, éducatrice spécialisée menacée de 
licenciement pour avoir dénoncé les conditions d’accueil des mineurs 
isolés (lire son témoignage dans 
ce numéro).
 Ce cas de figure sans précédent de sanction à l’encontre d’une 
professionnelle sociale qui fait prévaloir éthique et déontologie de 
l’action sociale aurait logiquement dû trouver écho auprès de ces 
organisations. D’autant qu’elles participent à des instances nationales 
comme le Haut Conseil du travail social ou le Conseil national de la 
protection de l’enfance où leur point de vue peut trouver un large écho.
Un secteur peu structuré
La
 faiblesse du corporatisme dans le champ du social est une conséquence 
de son émiettement. Comment fédérer, mobiliser autour de combats communs
 un professionnel d’un centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) ou 
chargé des mineurs isolés étrangers, d’un côté, avec des professionnels 
du champ du handicap ou du vieillissement de l’autre On a pu constater 
ce manque de cohésion par la faiblesse des mobilisations lorsque la loi 
Sarkozy relative à la prévention de la délinquance de 2007 fut adoptée, 
qui prévoyait le partage d’informations entre les professionnels sociaux
 et les élus locaux. Plus récemment, cet émiettement corporatiste, et 
donc cet isolement politique, a été manifeste lors de la suppression – 
sans mobilisation commune – de la prévention spécialisée (éducateurs de 
rue) dans une dizaine de départements. Les seules mobilisations 
convergentes et récentes des acteurs se sont faites autour de la réforme
 de la convention du 15 mars 1966 qui régit nombre d’établissements et 
services médicosociaux (près de 250 000 professionnels). Autrement dit, 
pour défendre le statut des professionnels plutôt que le public 
accompagné.
Comment fédérer au demeurant des professionnels aux 
convictions aussi différentes Le champ du social n’a pas échappé aux 
poncifs actuels – parfois alimentés par les usagers eux-mêmes – sur les 
étrangers, les fraudeurs, les délinquants, etc. Le racisme touche 
désormais des secteurs professionnels qui en étaient jusqu’alors 
préservés. Pendant longtemps, on a même pu penser qu’ils ne pouvaient 
adhérer à ce discours et étaient, par définition, armés dans la lutte 
contre la discrimination. Ce n’est que récemment que la question des 
postures professionnelles face au racisme et de la formation spécifique à
 ces enjeux a été posée
 [1].
 Les réductions budgétaires ont d’abord concerné les formations en 
matière de droit des étrangers, mais surtout celles relatives à 
l’ethnologie et à l’anthropologie, désormais considérées comme 
accessoires. À l’inverse, des enveloppes budgétaires conséquentes se 
sont récemment débloquées pour former, dans l’urgence et parfois la 
contrainte, des milliers de travailleurs sociaux à la diversité
religieuse, à la laïcité mais surtout à la déradicalisation.
Le 
profil des professionnels sociaux a par ailleurs considérablement 
évolué. Le contexte économique a ici une double conséquence. D’abord, il
 pousse certains à choisir les métiers sociaux par défaut, sans le 
supplément d’âme qui animait leurs prédécesseurs – on parlait alors 
d’engagement. Ils exercent ces métiers comme ils pourraient en exercer 
d’autres, l’essentiel étant d’accéder à un emploi. Une analyse fine 
montrerait à coup sûr un phénomène identique dans le recrutement des 
enseignants.
Deuxième conséquence : il n’y a jamais eu autant de 
proximité sociale et économique entre les aidants et les aidés. Faible 
rémunération, contrats précaires, pointeuse et logique comptable sont 
devenus le quotidien de l’action sociale. La durée des entretiens 
sociaux est méthodiquement calculée – et tant pis si l’usager a besoin 
de plus de temps du fait de son isolement, de son âge, de son handicap 
ou de sa faible maîtrise de la langue. Quant à l’accompagnement... On 
n’a jamais autant utilisé le terme d’accompagnement dans le champ de 
l’action sociale depuis que les professionnels n’ont plus le temps, les 
moyens ou l’envie de le faire.
Relisons le courrier, exemplaire à 
ce titre, du directeur de la caisse primaire d’assurance maladie des 
Hauts-de-Seine à l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE,
 novembre 2014). En réponse au collectif qui évoquait le difficile accès
 des migrants à la CPAM du fait de la barrière linguistique, il 
répondit : « 
Depuis l’ordonnance de Villers-Cotterets de 1539, la langue officielle en France est le français. » Et de renverser le schéma : « 
Il
 demeure indispensable que les personnes non francophones souhaitant 
accéder à leurs droits soient en mesure de se faire (nous soulignons) 
accompagner dans ces démarches. Cet accompagnement relève d’autres 
acteurs, en particulier des associations. »
Les mêmes tensions
 budgétaires ont conduit à des embauches au rabais de personnes faisant 
fonction de travailleurs sociaux. Cette armée de réserve bon marché de 
« médiateurs » sociaux, non diplômés, est particulièrement mobilisée 
dans le champ du travail social auprès des migrants. L’absence de 
formation, particulièrement sur les questions d’éthique, de distance, 
d’empathie ou de responsabilité se fera inéluctablement sentir dans ses 
positionnements quotidiens. Les identités professionnelles sont 
méthodiquement écrasées, laissant supposer que tout le monde est un peu 
éducateur ou assistant de service social. Dès lors, il ne faut pas 
s’étonner que la réforme en cours des diplômes de travail social suscite
 de vives inquiétudes. En regroupant les 14 diplômes en 4 grandes 
filières sociales (éducative, sociale, familiale et managériale), il 
s’agit officiellement d’avoir « un socle commun de compétences éthiques,
 techniques et transversales permettant de renforcer la culture commune 
des professionnels et de favoriser le travail en réseau, mais aussi les 
mobilités professionnelles ». Ainsi, la création demain d’un métier 
d’« intervenant social ou socio-éducatif » ne peut-elle qu’engendrer des
 questionnements. Une fois de plus d’ailleurs, le champ de l’immigration
 est un espace d’expérimentation préfigurant les pires évolutions. C’est
 déjà le cas dans les plateformes d’accueil des demandeurs d’asile 
(Pada), les centres d’accueil et d’orientation des mineurs isolés 
étrangers (CAOMI) ou les centres d’accueil et d’orientation (CAO)
 [2]
 où ont été recrutés des « intervenants sociaux » non formés à 
l’intervention sociale : animateurs, juristes, éducateurs techniques
Pour les résultats que l’on connaît
 [3].
Équilibre rompu
Ces
 évolutions sont à replacer dans le contexte plus large du secteur 
associatif social. Si dans certains champs d’intervention, le rapport 
entre les pouvoirs publics et les associations est fait de 
complémentarité et de respect du fait associatif – c’est 
particulièrement le cas dans le champ du handicap –, cet équilibre est 
rompu dans le champ de l’immigration. À l’échelle nationale, le tournant
 a été pris sous la présidence de Nicolas Sarkozy avec la fusion au sein
 d’un seul ministère, celui de l’intérieur, de l’ensemble des politiques
 migratoires, y compris sociales et linguistiques qui relevaient 
jusqu’alors du ministère des affaires sociales. Concrètement, cela 
signifie, par exemple, que les centres sociaux et culturels qui assurent
 les cours de français pour les migrants doivent vérifier que ces 
derniers sont en situation régulière et ont bien signé le contrat 
d’intégration républicaine (CIR), dont ils transmettent ensuite les 
références à la préfecture. Dans le cas contraire, il en va de la 
pérennité du financement de cette activité. La menace est identique pour
 les professionnels des Cada, des travailleurs sociaux donc, qui 
doivent, avec la plus grande célérité, « fluidifier » (euphémisme pour 
dire expulser) le parcours en Cada une fois que la demande d’asile des 
hébergés a été définitivement rejetée
 [4], là aussi sous peine de sanctions financières.
Les
 logiques d’appel d’offres et de mise en concurrence issues des traités 
européens ont, tant au niveau national que local, brisé toute forme de 
solidarité entre les acteurs associatifs. Dans le même temps, les 
associations sont « invitées » à « mutualiser » ou à « fusionner » afin 
de réduire les coûts d’exploitation sans aucune considération pour leurs
 histoires, leurs valeurs, leurs projets associatifs et
leurs salariés. Récemment, au directeur d’un service intégré de 
l’accueil et de l’orientation (SIAO)
 [5]
 qui rappelait à un préfet que l’accueil universel – avec ou sans 
papiers – était inscrit dans les textes, il a été précisé que la 
convention qui le liait avec les services de l’État prenait fin 
prochainement et qu’une autre association était candidate avec 
probablement moins d’états d’âme ! Pis, le secteur associatif est 
instrumentalisé pour contourner et étouffer les réactions de 
professionnels sociaux du secteur public. Dans le domaine du droit pénal
 des mineurs, il en fut ainsi des centres éducatifs fermés, très 
critiqués par les éducateurs du ministère de la justice (PJJ) qui 
refusèrent d’y intervenir. Résultat : la grande majorité fut confiée au 
secteur privé qui fit appel à des jeunes professionnels en contrats 
précaires, peu ou pas formés, peu ou pas encadrés. Avec des dérives 
pointées tant par le Défenseur des droits, le Contrôleur des lieux de 
privation de liberté
 [6] et le ministère lui-même
 [7].
Ce
 fut encore le cas, dans nombre de départements, lorsqu’il s’est agi de 
faire le « tri » des mineurs isolés. Face aux résistances réelles ou 
pressenties des professionnels du secteur public – ayant, eux, la 
garantie de l’emploi et donc une plus grande liberté d’expression de 
leur divergence –, le choix fut fait de confier cette mission à des 
plateformes associatives liées par des conventions de partenariat de 
courte durée et résiliables à merci, avec des prix de journée au rabais.
 Comment s’étonner alors de l’absence de qualification et de formation 
des professionnels positionnés sur ces missions
 [8] ?
Au nom de la concurrence et de la prétendue qualité qu’elle engendrerait
 [9],
 les projets associatifs se réduisent aujourd’hui à attendre les 
opportunités et les marchés. Les subventions de fonctionnement se font 
de plus en plus rares ; seuls les commandes publiques et les appels à 
projets permettent de boucler des budgets associatifs exsangues. De plus
 en plus, les associations sont contraintes de lancer des actions sur 
leurs fonds propres – quand elles en ont – avant de recevoir une réponse
 à l’appel à projets auquel elles ont candidaté. Cette prise de risque 
est particulièrement marquée pour les actions financées sur fonds 
européens, le Fonds social notamment. Comment embaucher en CDI sans 
avoir de garanties sur la pérennité de l’action entreprise ? En quelques
 années, certaines associations sont devenues de grandes entreprises qui
 ont recruté des spécialistes de la novlangue de l’appel à projets, 
quand d’autres, plus chevillées à leurs valeurs, sont mortes. Sans 
argent mais avec la gloire.
 
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