Dans Lien Social N° 1327 | Le 15 novembre 2022 | Par Jérôme Bouts, travailleur social, puis directeur général d’association
Jusqu’à une époque assez récente, les directeurs d’ESMS étaient des directeurs d’ESMS. Ils ne se prenaient pas pour des chefs d’entreprise, enfin la plupart d’entre eux. D’aucuns m’opposeront aussitôt qu’une organisation associative ou de service public est une entreprise et ils auront raison du point de vue du fait qu’est une entreprise tout entité qui produit des biens ou des services. Mais nous aurons compris aussitôt que dans le langage commun, l’entreprise est liée à la lucrativité. C’est de cette confusion possible, de ce glissement dont je souhaite parler ici. Mettons au point une chose immédiatement : je n’ai rien contre les chefs d’entreprise pas davantage qu’à l’égard des entreprises lucratives. Bien au contraire. Je les reconnais pour ce qu’elles sont : dans leur utilité sociale. Elles engagent leur argent, leur énergie, leurs compétences au service du social et c’est notamment sur l’impôt de leur chiffre d’affaires qu’est financé le travail social. En cela, leur finalité est de dégager des bénéfices pour partie salutaires à nos actions. Non décidément, je n’ai rien contre les entreprises.
Clinique versus procédures
    Notre finalité à nous est de ne pas en faire des bénéfices, 
garantissant en cela la probité du service rendu aux populations les 
plus fragiles. Ces publics sont d’ailleurs dans leur grande majorité non
 solvable sur le plan financier. Nous remercions les entreprises, mais 
nous ne sommes décidément pas des chefs d’entreprise. Nous en avons les 
qualités sans conteste (rigueur de gestion et d’organisation), mais 
notre éthique n’est pas au même endroit. Elle est même de ne pas faire 
de bénéfice à vocation d’enrichissement personnel. Nous cumulons 
l’éthique qui consiste en la reconnaissance de nos salariés vis à vis de
 leur travail social avec celle d’une finalité qui est la dépense 
publique au plus près du besoin des usagers. Nous rendons compte à 
l’euro près des deniers publics qui nous sont confiés, les faisant 
passer d’une charge financière à une ressource sociétale. Nous avons 
compris également que le maintien du sens de notre travail prime sur la 
question des procédures qui, si elles peuvent gérer des volumes dans 
d’autres domaines, ne peuvent apaiser les singularités d’un public par 
définition en situation de fragilité. J’y reviendrai.
    La clinique est notre fil conducteur là où la rentabilité guide 
l’entreprise privée libérale. Si la clinique n’est pas portée par la 
direction de nos organisations, alors elle disparaît inexorablement des 
pratiques dans les établissements et services et cela participe d’une 
perte de sens. Le vocable de clinique a été confisqué par les 
psychologues. Et ils ont eu raison de positionner leur champ sur ce 
versant. Si la clinique est diverse et au service de plusieurs champs, 
elle n’est pas compliquée à comprendre et converge vers une idée toute 
simple : c’est une approche des singularités, par opposition à une 
approche par volume ou paradigme. La clinique c’est considérer qu’un 
fait, un évènement n’a pas la même résonance d’un individu à l’autre et 
que la réponse apportée doit être au plus près de chaque personne 
concernée. La clinique c’est l’antithèse de l’approche technocratique 
qui elle, met la technique et donc rapidement la finance en alpha et 
oméga de l’approche ; la technologie étant censée rationaliser les 
coûts. On voit ici la limite des approches par trop procédurales …
Le social ne peut être rentable
    D’ailleurs, scandaleusement et récemment, l’actualité nous a confirmé
 que des directeurs d’Ephad n’avaient pas compris que leur matière 
n’était pas « entrepeneuriable », que par essence, elle ne pouvait 
dégager des dividendes. Ce scandale est symptomatique de dérives à 
l’œuvre, déjà depuis des années, dans le secteur sanitaire avec les 
résultats catastrophiques que l’on connaît aujourd’hui. Il est très 
révélateur de tendances dans notre secteur, d’autant plus inquiétantes 
que ce sont des responsables eux-mêmes qui sont à l’initiative de 
dérives technocratiques et financières, tandis que les financeurs 
parfois n’en demandent pas tant ! Ils se prennent alors d’autant plus 
pour des chefs d’entreprise qu’ils ne maîtrisent pas la dimension 
clinique. Ils semblent avoir assimilé que leur organisation serait non 
plus une ressource de société mais d’abord une charge qu’il faudrait 
par-dessus tout rationnaliser. La logique procédurale tend alors à 
s’imposer au mépris de toute dimension clinique, des pratiques 
professionnelles de terrain et donc d’abord finalement des besoins des 
publics accompagnés.
    Je me suis appliqué ici, pour les besoins de mon propos, à distinguer le
 chef d’entreprise du directeur d’ESMS. Pourtant, sur le plan 
managérial, rien ne devrait les distinguer vraiment. Je rejoins en cela 
Thomas Coutrot et Coralie Pérez qui repèrent trois dimensions qui 
doivent être garanties par l’encadrement : « d’abord, le sentiment 
d’utilité en travaillant. C’est le cas lorsque votre activité satisfait 
les besoins d’autres individus. Ensuite, la cohérence entre vos valeurs 
professionnelles et morales … Enfin, la capacité transformatrice du 
travail pour l’individu : pouvoir apprendre des choses, mettre en œuvre 
et développer des compétences » (1) Notre secteur est singulièrement
 concerné, où le sentiment de perte de sens est prégnant et mis en avant
 très souvent par les professionnels. Nos auteurs, sans se référer 
spécifiquement à notre secteur, identifient quelques facteurs que chaque
 lecteur reconnaitra, me semble-t-il, immédiatement : « … on retrouve
 principalement toutes les formes de travail contemporaines qui 
participent à le rendre abstrait : le management par les chiffres, la 
multiplication des rapports d’activité, la contrainte actionnariale, les
 changements répétés de gouvernance … » (1) De ces points de vue, 
les impératifs de management des uns et des autres, chefs et directeurs 
censés garantir un sens au travail, se rejoignent ou devraient se 
rejoindre.
    J’interviens parfois auprès d’étudiants Cafdes (2). Je commence souvent 
mon propos, en leur disant que s’ils sont là pour m’entendre seulement 
parler de stratégie, finance, process et autres poncifs 
entrepreneuriaux, ils se sont trompés d’orientation et une école de 
commerce me semble mieux indiquée. Il me suffit alors de décliner le 
sigle Cafdes pour rappeler la spécificité sociale et médico-sociale de 
la fonction. Bien sûr, qu’il va être question très sérieusement de 
gestion et de management, mais ces questions passeront par une clinique à
 garantir : en exemple, « si vous voulez être directrice, directeur d’un Ehpad, vous devez être incollables sur les besoins des personnes âgées ! »
 Au-delà des centres de formation, les organisations tant publiques 
qu’associatives doivent s’approprier ces questions et les faire vivre au
 quotidien. Il y va du sens d’un travail social du quotidien.
(1) Extrait de « Travailler, pour qui, pourquoi ? » Article Télérama 
du 3-9 septembre 2022. Interview sur la base du livre des économistes 
Thomas Coutrot et Coralie Pérez : Redonner du sens au travail, une 
aspiration révolutionnaire, éd du Seuil, septembre 2022.
(2) CAFDES : Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Directeur d’Etablissement ou de service d’intervention sociale.
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