Article paru dans Le Monde Diplomatique de Juillet 2017,
Par Danièle Linhart
Espérant amadouer les opposants à sa réforme du code du travail, le gouvernement a planifié pas moins de quarante-huit réunions avec les syndicats d’ici à septembre. Mais consulter n’est pas négocier et encore moins coécrire la loi. Le temps n’est-il pas venu de prendre un autre chemin pour en finir avec les rapports de subordination propres au contrat de travail, tout en renforçant les droits sociaux ?
On
a rarement vu des travailleurs revendiquer un rapport de soumission à
leur patron. Pourtant, les conducteurs de voitures de transport avec
chauffeur (VTC) qui travaillent en liaison avec des plates-formes
numériques comme Uber ont brandi ce lien. Il s’agit pour eux d’échapper à
leur situation d’indépendants afin de bénéficier de droits sociaux, en
faisant valoir qu’ils dépendent en réalité d’un employeur auquel ils
sont subordonnés. « Une nouvelle bataille juridique autour d’Uber commence, note le quotidien économique Les
Échos. L’Urssaf poursuit la plate-forme pour requalifier ses chauffeurs
en salariés [car] il existe un “lien de subordination” entre eux et la
plate-forme (1). »
On ne le rappelle guère, mais les salariés paient les protections et
garanties assorties à leur statut de deux manières : en argent — leurs
cotisations contribuent à leur ouvrir des droits à l’assurance-maladie, à
la retraite, à la formation, etc. — et en « nature »
— ils sont tenus d’accepter la contrainte de subordination qui les
accompagnera tout au long de leur carrière et les maintiendra dans un
état de soumission à leur hiérarchie.
Pour avoir droit au statut de salarié dans le privé et de
fonctionnaire dans le public, il faut ainsi s’engager à travailler dans
le cadre bien spécifique d’une subordination permanente, c’est-à-dire de
l’obéissance aux représentants de la direction, au cœur du contrat
salarial. Mais, en raison des droits qui lui sont assortis, le statut de
subordonné apparaît avantageux et même désirable, comme le montrent
l’exemple des VTC ou celui des travailleurs qui se mobilisent pour ne
pas en être éjectés et entament des combats de longue haleine, et
parfois très violents, contre des plans de licenciements. Cette énergie
du désespoir pour réclamer la pérennité d’emplois pourtant soumis à la
dure réalité du travail subordonné a marqué le mouvement social — que
l’on songe aux combats des Conti, des Goodyear, des PSA d’Aulnay…
Pourtant, il n’y a pas si longtemps encore, cette condition de
salarié était rejetée par ceux qui rêvaient d’une société du travail
émancipatrice, où les travailleurs n’auraient plus à subir
l’exploitation et l’aliénation. Aujourd’hui considérée comme une sorte
de fatalité, elle justifie le sacrifice qu’il faut consentir pour
s’assurer d’un minimum de garanties sur l’avenir : une paye, un accès à
la santé, des indemnités chômage, mais aussi la possibilité d’une
insertion sociale et citoyenne dans la société, ainsi que la
participation à une communauté de travail qui fait sens. La
subordination, cette forme de renoncement à soi, est devenue plus que
jamais un investissement, censé protéger contre la précarité matérielle
et la perte d’estime de soi.
Bien qu’elle s’impose de plus en plus comme « naturelle »,
inéluctable, elle s’avère en réalité de plus en plus mal vécue. En
témoigne l’étendue de la souffrance au travail, devenue omniprésente.
Une telle dégradation du vécu est à mettre en rapport avec
l’individualisation grandissante du statut de salarié.
En effet, après les grandes grèves de 1968 et la contestation massive
de l’ordre social taylorien, les employeurs ont cherché à atomiser le
corps social des entreprises et à personnaliser la relation au travail (2).
Cette politique de gestion a défait progressivement les collectifs où
se construisait clandestinement une identité de producteurs avec leurs
propres règles de dignité et de reconnaissance, leurs propres valeurs à
distance de celles de la hiérarchie. Aujourd’hui, les travailleurs
doivent affronter leur condition de salarié de façon de plus en plus
solitaire.
Or, plus la subordination est individualisée et personnalisée, plus
elle est difficile à supporter. Elle devient plus crue, plus
dérangeante, quasiment obscène quand elle ne s’inscrit plus dans des
vécus collectifs, quand elle affecte directement la personne au-delà du
travailleur. Le management se focalise de plus en plus sur la dimension
intime de l’individu, au détriment de sa dimension professionnelle,
c’est-à-dire bien plus sur le savoir-être que sur le savoir et le
métier, dimensions par nature plus collectives. Les objectifs fixés par
la hiérarchie autant que leur évaluation sont très fortement
individualisés et revendiquent explicitement l’implication subjective,
émotionnelle, affective des salariés dans le cadre d’une mise en
concurrence systématique. On leur demande d’être ambitieux, d’être
passionnés, de faire la démonstration de leur talent, de s’engager à
fond ou même de parvenir à étonner leur hiérarchie. Une ancienne manager
de France Télécom nous a ainsi confié qu’elle avait fixé comme objectif
à l’un de ses subordonnés : « rendre possible l’impossible ».
Ce n’est plus tant un professionnel, avec un certain type de
qualification, qui est subordonné dans l’exercice de son travail au même
titre que ses collègues ; c’est une
personne spécifique avec ses aspirations, ses désirs, ses besoins,
devenus objets d’une prise en compte bien particulière par la hiérarchie
et les directions des ressources humaines (DRH) — qui n’hésitent plus à
se rebaptiser, dans certaines entreprises, « DRH de la bienveillance et du bonheur » assistées de leur chief happiness officer (3).
Chartes éthiques pour employés « vertueux »
Si les décisions d’organisation du travail et de gestion des salariés
sont prises en amont, sur des bases financières, abstraites et
anonymes, les salariés sont, eux, sollicités, dans le cadre de leur
activité, sur un mode très personnel. Il s’agit, face à des objectifs de
plus en plus exigeants, de donner la preuve de sa loyauté, de son
engagement, de son adhésion à la cause de l’entreprise. Les managers
jouent sur le besoin de reconnaissance de leurs salariés via la gestion
des affects et des émotions, dont les ressorts alimentent toute une
littérature.
Ce n’est pas le seul paradoxe : on demande à ces salariés, au cours
des entretiens d’évaluation, d’être intuitifs, audacieux, réactifs,
autonomes et responsables ; et pourtant on leur impose, dans le quotidien de leur travail, des procédures, protocoles, méthodologies, « bonnes pratiques »,
c’est-à-dire des manières de faire abstraites et uniformes concoctées
par les consultants experts de grands cabinets internationaux qui
officient à distance des contraintes de terrain, les « planneurs », pour reprendre l’expression de Marie-Anne Dujarier (4).
La subordination se concrétise donc par ces dispositifs qui
verrouillent les salariés et les contraignent à travailler selon des
critères d’efficacité et des objectifs décidés unilatéralement. Elle se
manifeste comme une négation de leurs capacités professionnelles (ou « professionnalité »),
qui pourraient légitimer leur volonté d’exprimer un autre point de vue
sur le travail. Lors d’une réunion d’un groupe de réflexion de managers
de haut niveau, un responsable qui n’avait pas une si grande ancienneté
dans son entreprise a lâché dans un impressionnant soupir : « Moi,
mon gros problème, c’est que dans notre entreprise n’importe quel
salarié est convaincu, sous prétexte qu’il est là depuis un grand nombre
d’années, qu’il connaît mieux son boulot que moi ! »
Et tous les autres d’affirmer haut et fort qu’il en allait de même pour
eux. Ils s’indignaient de la prétention des travailleurs à connaître
leur travail et se préoccupaient avant tout des moyens de parvenir à les
convaincre qu’ils devaient se fier aux consignes données et se
conformer aux méthodes pensées pour eux, en dehors d’eux. C’est la même
logique qui conduit les directeurs d’hôpitaux à vouloir imposer de « bonnes pratiques » à des médecins — ce qui va jusqu’à définir le nombre de minutes qu’il faut consacrer à chaque patient.
Ces salariés contraints de travailler selon des méthodes pouvant
entrer en contradiction avec leurs valeurs professionnelles et morales
sont « épaulés » par des chartes éthiques, des codes déontologiques, des règles de vie élaborés par leur direction ; ceux-ci mettent en scène un salarié « vertueux »,
c’est-à-dire disponible, loyal, mobile, flexible, qui vise l’excellence
et s’engage à fond, qui est courageux et accepte de se remettre en
question, de prendre des risques. « Le diktat à la mode aujourd’hui est : “Il faut sortir de sa zone de confort !” (…) On pourrait l’appeler le comfortless management ! (…) Voilà la panacée, le sommet, le moteur de toute créativité, le tremplin pour relever les défis de demain (5). »
Le salarié doit donc mobiliser l’entièreté de sa personne sur le plan
cognitif et affectif pour atteindre des objectifs qu’il n’a pu
réellement discuter, avec les moyens qu’on lui a imposés et selon des
procédures non négociables. Au risque de paraître inadapté, incompétent,
de mauvaise volonté, frileux et in fine décevant, sans valeur et sans
intérêt. Nombre d’entretiens réalisés au sein des entreprises mettent en
évidence le sentiment de solitude et d’autodévalorisation qui peut
submerger certains salariés après un entretien d’évaluation : « Ils ont raison, je suis nul », confiait ainsi un responsable de service d’une grande banque (ancien élève de l’École polytechnique).
Les restructurations sans fin des départements et des services, les
changements incessants de logiciels, les multiples recompositions des
métiers, les mobilités systématiques et imposées, les externalisations
en cascade, les déménagements successifs brouillent tous les repères et
plongent les salariés dans une précarisation subjective. Les
professionnels, quels qu’ils soient, sont, de fait, en permanence
ravalés au rang d’apprentis. Ils ont encore et encore à faire leurs
preuves, et s’épuisent à reconstruire un minimum de maîtrise de leur
environnement de travail.
Cette stratégie managériale aboutit à rendre obsolètes leurs savoirs
et leur expérience. Elle les plonge dans un état de dépendance par
rapport aux procédures, bonnes pratiques, etc., conçues pour eux et
qu’ils n’ont plus, en tant qu’apprentis à vie, de légitimité à
contester. Ils sont alors dans la nécessité de s’y raccrocher, car elles
font fonction de bouées de sauvetage dans un contexte où nul ne peut
compter sur l’aide des autres, qui sont autant de concurrents enfermés
dans les mêmes logiques (6).
On comprend alors l’importance de la consommation de substances telles
que l’alcool, la drogue, les tranquillisants pour tenir le coup.
Ce monde salarial effraie en réalité nombre de jeunes, désespère
nombre de seniors, lasse nombre de quadras. Des romans, films, pièces de
théâtre et documentaires mettent en scène la souffrance, le mal-être,
les terribles frustrations et drames qui l’habitent. Sorti au printemps,
le film Corporate, un thriller réalisé par Nicolas Silhol, met
en scène, à travers le suicide d’un salarié, les violences managériales.
Les médias relatent les suicides, et les politiques publiques égrènent
les mesures contre les risques psychosociaux. Les syndicats dénoncent le
harcèlement, les pressions qui conduisent au burn-out… sans remettre
pour autant en cause la subordination. Celle-ci paraît indéboulonnable.
Certains pensent d’ailleurs qu’il faut, dans le cadre de la guerre
économique sans cesse évoquée, demander encore plus aux salariés coincés
par la subordination : augmenter les durées de travail, diminuer les
effectifs (notamment dans le secteur public) et repousser l’âge de la
retraite. Ils rejoignent la position du Mouvement des entreprises de
France (Medef), qui veut diminuer les contreparties de la subordination,
plaidant pour un dégonflement du code du travail, jugé trop complexe
mais surtout trop protecteur pour les salariés, un moindre rôle des
médecins et inspecteurs du travail, une réduction des droits des comités
d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT)…
C’est dans ce sens qu’on peut interpréter la loi El Khomri, qui,
préconisant entre autres une inversion de la hiérarchie des normes,
affaiblit les salariés dans le rapport de forces et la négociation. Pour
le Parti socialiste, imposer aux directions d’entreprise des limites à
leur pouvoir et à leur autorité aurait un côté « ringard »
et surtout risquerait de nuire à l’efficacité du travail, qui ne
pourrait se développer que dans un cadre plus libéral. Il a ainsi cédé à
l’idéologie patronale, considérant qu’il faut se fonder sur une
défiance a priori à l’égard des salariés et trouver les modalités
organisationnelles pour les tenir, les contraindre avant tout.
La nouvelle loi sur le travail prévue pour cet été sous la présidence de M. Emmanuel Macron renchérit pour « libérer »
les directions d’entreprise des rigidités qui les empêchent de
licencier et d’embaucher ainsi que pour négocier les conditions de
travail et d’emploi « au plus près des réalités du terrain », là où la négociation est précisément la moins avantageuse pour les salariés…
Aux antipodes de l’autoentrepreneuriat
D’autres plaident pour un affaiblissement de la place qu’a prise le
salariat dans la société via la diminution de la durée du travail (c’est
la revendication notamment du Parti communiste français) ou via le
revenu universel, qui permettrait aux individus de ne pas dépendre
exclusivement de leur salaire (comme le préconisait M. Benoît Hamon,
candidat socialiste à l’élection présidentielle (7)).
Dans cette optique, il s’agit de desserrer petit à petit le joug du
salariat, en diminuant son envergure et la place qu’il occupe dans la
vie des individus. Il s’agit de limiter l’emprise quantitative des
contraintes qui le définissent.
Ils restent dans la même logique que les directions d’entreprise qui
souhaitent mobiliser les travailleurs en dehors du lien salarial — avec
la volonté pour ces dernières d’alléger leurs « charges » et leurs responsabilités. Elles cherchent à réduire, à leur façon, le « joug »
que représentent pour elles les droits et les garanties qui constituent
l’autre versant du salariat. Elles s’évertuent ainsi à faire fructifier
les compétences d’individus « capables de s’assumer eux-mêmes »,
de faire face par leurs propres moyens aux risques qu’ils encourent,
tout en les verrouillant par des contraintes suffisamment fortes pour
garantir le profit.
Cela s’opère sous la forme de l’autoentrepreneuriat et notamment de
l’économie de plate-forme numérique (comme Uber). Mais ces travailleurs
présentés comme amoureux de la liberté et de l’aventure, de l’audace et
de la flexibilité (8)
se voient imposer des types bien précis de matériel (voiture, vélo),
des tenues vestimentaires bien spécifiées et même des scripts
d’interactions verbales qu’ils sont obligés de respecter sous peine
d’amende. Les plates-formes fixent également les tarifs à pratiquer, les
font évaluer par les clients et n’hésitent pas à sanctionner leurs « collaborateurs », usant ainsi d’un pouvoir disciplinaire (9). Tout indépendants qu’ils paraissent être, les « partenaires »
de la plate-forme Deliveroo doivent par exemple payer une amende s’ils
refusent plus de trois appels du service clients pendant leurs horaires
d’activité. Règle similaire pour les chauffeurs d’Uber, qui doivent
pourtant s’acquitter seuls de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), des
cotisations fiscales et sociales, de l’essence et de l’achat de la
voiture…
Il se trouve que 87 % des travailleurs en
emploi sont salariés. Il y a ainsi des raisons de s’étonner que soit
systématiquement ignorée la voie de modernisation qui consisterait à
conserver (voire à renforcer) les aspects positifs du salariat tout en
le libérant de cette dimension aliénante que constitue la subordination.
Pourquoi s’interdire de prendre pour cible cette contrainte archaïque
et illégitime de subordination qui est source de souffrance et qui ne
contribue pas, loin de là, à la qualité, à l’efficacité du travail ?
Pourquoi s’interdire de déconnecter subordination d’un côté et
garanties, protections sociales de l’autre, quand bien même elles se
sont construites ensemble ?
Du reste, le patronat lui-même commence à intégrer ces réflexions. En
effet, les chefs d’entreprise les plus éclairés ont conscience des
limites des méthodes managériales actuelles, qui s’avèrent inefficaces
pour assurer la performance des entreprises françaises face à la
concurrence. Celles-ci ne peuvent en aucune façon prétendre gagner la
compétition par les coûts : elles ne feront jamais mieux que les
entreprises des pays en développement à bas coût de main-d’œuvre. Elles
doivent par conséquent miser sur la qualité de l’engagement des
salariés, leur intelligence et leur expérience collective, leur force de
proposition pour améliorer les modalités de travail, pour donner toute
sa place au renouvellement des idées, des produits, pour satisfaire de
façon plus authentique les besoins des consommateurs et intégrer
d’autres impératifs que ceux de la rentabilité à court terme.
Il existe depuis un certain temps un courant qui se veut porteur
d’innovations significatives dans ce sens. Ce sont les entreprises « libérées », découvertes par le grand public à l’occasion du documentaire Le Bonheur au travail, réalisé par Martin Meissonnier et diffusé sur Arte fin 2014. Depuis, le terme d’entreprises « libérées » (que certains rebaptisent désormais « libérantes ») fait florès. Ces entreprises mettent en place l’horizontalité, l’« holacratie » (l’organisation en cercles de décision), les méthodes « agiles »,
la diminution de la ligne hiérarchique, etc. Autant de pratiques
censées témoigner de leur postulat de base, celui d’une confiance a
priori envers les salariés qui conduit à les laisser s’autodiriger.
Quelques-unes servent de modèles : Favi, Poult, Chronoflex,
Harley-Davidson, le ministère belge de la Sécurité sociale, etc. Elles
inspirent nombre de managers de grandes entreprises qui s’imaginent « libérées ».
Mais, pour l’essentiel, ce label est conçu et appliqué par les
dirigeants de ces entreprises, et on ne dispose guère d’enquêtes
sociologiques approfondies sur ces méthodes organisationnelles. Compte
tenu des évolutions antérieures, on est en droit de se demander si l’on
ne se trouve pas devant une énième innovation managériale destinée à
convaincre les salariés de la bonne volonté des dirigeants d’entreprise
et de leur capacité de faire toute sa place à la ressource humaine.
Cette emphase sur les capacités d’auto-organisation des salariés
viserait cette fois à faire l’économie d’une grande partie de la
hiérarchie intermédiaire. Les dirigeants font alors le pari que les
salariés sont suffisamment cadrés par les « bonnes pratiques »
ou les protocoles, et suffisamment convaincus de leur efficacité afin
de ne plus avoir besoin de managers de proximité rémunérés pour jouer le
rôle d’encadrement.
Les conditions de la « libération du travail »
ne peuvent pas être décrétées unilatéralement par les dirigeants, même
s’ils se considèrent comme habilités à représenter, à eux seuls,
l’entreprise — il est significatif que le Centre national du patronat
français (CNPF) ait changé de dénomination, en 1998, pour s’appeler
Mouvement des entreprises de France, Medef. Pour l’heure, la
modernisation à l’initiative managériale (que ce soit sous forme
d’entreprises « libérées »
ou de plates-formes numériques) consiste surtout à faire assumer par
les salariés nombre de charges et de responsabilités qui revenaient
auparavant aux employeurs, sans pour autant desserrer les contraintes de
la subordination.
Une réelle contribution des salariés à la définition de leurs
méthodes de travail et des critères d’efficacité qui le déterminent
suppose qu’on leur reconnaisse le droit et la légitimité de développer
un rapport à leur travail et à leur entreprise fondé sur leur
professionnalité et sur leur expérience. C’est la condition
indispensable pour libérer l’inventivité, la créativité, la réactivité,
mais aussi pour rompre avec le mal-être qui accompagne la mise au
travail infantilisante et irrespectueuse du management moderne sous ses
différentes formes.
Disons-le d’emblée, il n’existe pas, pour l’heure, de modèle
alternatif sur lequel se fonder pour avancer. Il faut l’inventer. Cela
ne peut se faire qu’avec la mobilisation de l’intelligence collective
des salariés sur leurs lieux de travail — autrement dit, hors du cadre
d’une subordination qui paralyse et anesthésie toute velléité d’innover,
en raison de l’épée de Damoclès qu’elle fait tournoyer au-dessus de
chaque salarié. Et cela ne peut avoir lieu dans des entreprises coupées
de ceux à qui les biens et les services produits sont destinés.
On pourrait donc imaginer l’instauration de conseils d’entreprise où
siégeraient non seulement des salariés en tant que professionnels, mais
aussi des représentants des consommateurs et des citoyens porteurs de
préoccupations environnementales qui devraient contribuer à la
définition de la qualité des biens et services tout en étant
sensibilisés aux conditions de leur production.
Pour que le travail constitue une activité socialisatrice et
citoyenne, qu’il crée des emplois et alimente des logiques de
consommation respectueuses des personnes comme de la nature, il nous
faut donc impérativement commencer à regarder la subordination à travers
un autre prisme et la « dénaturaliser ».
On dira que c’est chimérique, utopiste, et qu’il faut avoir le « courage du pragmatisme ».
Ce serait oublier que la réalité à laquelle nous sommes confrontés
découle d’une succession de constructions et de choix sociaux
antérieurs. En inventer d’autres est légitime, possible et urgent.
(4) Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, Paris, 2015.
(6) Cf. La Comédie humaine du travail, Erès, 2015.
(8) Cf., par exemple, Denis Jacquet et Grégoire Leclercq, Ubérisation. Un ennemi qui vous veut du bien ?, Dunod, Malakoff, 2016.
(9) Cf. l’entretien de Jérôme Pimot avec Rachida El-Azzouzi, « Germinal au royaume des plates-formes numériques ? », Mediapart, 14 décembre 2016 (vidéo) ; et Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, La Découverte, 2016.