lundi 22 mai 2023

Les enfants placés, poule aux oeufs d’or des agences d’intérim

Un article édifiant de Médiapart 

 

Depuis 2021, une agence d’intérim, Domino Assist’m,a fait effraction dans le monde de la protection del’enfance. Cette entreprise privée remporte sespremiers marchés et compte faire de l’accueil desenfants placés une nouvelle source de profits.

 

De ses missions d’intérim, Philippe (*) a retenu cetteconsigne que lui aurait donnée l’un de sesmanagers :
« On n’est pas là pour faire de la pédagogie. Onest là pour encadrer, surveiller et faire en sorte qu’il sepasse rien. » Sans qualification, doté d’une « petite expérience équivalente à un Bafa », il a joué le rôle d’éducateur dans une maison d’enfants à caractère social (MECS), qui accueillait 40 mineur·es confié·es à l’aidesociale à l’enfance (ASE) dans le département du Calvados.


La structure a fermé ses portes le 23 mars dernier,signant la fin d’une incursion inédite du privé dans la protection de l’enfance. Créé « à titre expérimental », selon la convention encadrant son fonctionnement, cet établissement « éphémère » était géré depuis deux ans par une agence d’intérim : Domino Assist’m, filiale du groupe Domino RH. Une première en France.

Jusqu’à présent, les agences d’intérim se contentaient, la plupart du temps, de mettre à disposition du personnel auprès d’associations de protection de l’enfance agréées. Dans d’autres cas, plus rares, les agences pouvaient prendre en charge quelques mineur·es dans des chambres d’hôtel ou des appartements. Jamais le privé n’avait été chargé de gérer un foyer. 

« Turnover incessant », personnel diplômé « largement minoritaire », contrats « reconduits de semaine en semaine » ... Les documents consultés par Mediapart détaillent la gestion défaillante de cette MECS, montée à la hâte par un opérateur dans un but lucratif.

À l’origine se trouve un marché de dupes conclu par le département du Calvados et le groupe Domino RH. Au sortir des premiers confinements, la collectivité fait face à « un afflux d’enfants placés que l’on ne pouvait même pas imaginer », raconte Marie-Christine Quertier, élue (Horizons) en charge de la protection de l’enfance (une mission confiée en France aux départements). Le nombre de décisions de placement prononcées par la justice en décembre 2020 est multiplié par 4 par rapport à l’année passée. Des dizaines d’enfants en danger sont laissé·es dans leur famille, faute de places.


Au printemps 2021, la collectivité signe dans l’urgence avec l’association Domino Assist’m ASE, une coquille vide créée un mois plus tôt, présidée par Manaf El Hebil, le directeur des opérations de l’agence d’intérim, sans locaux ni personnel dans le Calvados. Elle s’engage àrecueillir les premiers enfants une poignée de jours plustard, avec une « montée en charge progressivegarantissant un accueil total de 40 jeunes » d’ici le moisde juin. « On a atterri dans un gîte, on a nous a dit que c’étaitprovisoire, heureusement car c’était insalubre », raconte une éducatrice. Humidité, murs troués, rambarde cassée,extincteur vide, toilettes bouchées… Contacté, le président de Domino Assist’m ASE pointe «
la difficultéde trouver du foncier dans le Calvados ». Mais « aucun hébergement n’a été choisi sans l’aval du département »,précise Manaf El Hebil


Les éducs prennent la fuite
Le profil de certain·es mineur·es accueilli·es réserve parailleurs quelques surprises aux intérimaires de Domino. « Le public type MECS, c’est des enfants plutôt tranquilles, qui sont scolarisés, qui ont un projet, qui sont là sur le longt erme, explique une éducatrice. Là, c’était très mélangé avec des enfants très violents, qui souffraient de troubles psychiatriques. » Six professionnel·les plient bagage du jour au lendemain. Une intersyndicale organise une manifestation pour lancer l’alerte. L’établissement fait peau neuve, et une « équipe socle » de personnels sestabilise à partir de l’automne 2021.


Mais très vite, un système pernicieux s’installe. Alors qu’elle n’en a pas les moyens, l’agence d’intérim s’engage à assurer un "accueil inconditionnel" : peu importe les traumatismes des mineur·es – passage à l’acte violent, automutilation, problématiques sexuelles, etc. –, tous les profils ont leur place à la MECS. Un rapport d’inspection, daté de mai 2022, le confirme : « Neuf adolescents sonttotalement déscolarisés.
[…] Ceux-ci présentent trèsmajoritairement un profil auto et/ou hétéro agressif et ceavant même leur admission. »


La prise en charge de ces « profils complexes » par les collectivités représente un gouffre financier. Comptez, au minimum, 500 à 600 euros par jour et par enfant dans une petite structure de six à dix places. La facture peut grimper à plus de 1 000 euros par jour pour les jeunes les plus fragiles, gardé·es 24 heures sur 24 par des professionnel·les dans un appartement ou un hôtel. Rien à voir avec le prix de journée pratiqué à la MECS éphémère : 173 euros par jour et par enfant, soit trois à cinq fois moins cher qu’une place dans une structuredédiée à ces mineur·es polytraumatisé·es.
 

Cet accueil low cost « n’était financièrement pastenable », admet Manaf El Hebil. En interne, le présidentde Domino Assist’m ASE fait cependant passer uneconsigne, nous raconte-il : « On y va. Cette MECS, c’estune première, il faut y mettre le paquet. » Son association naissante cherche à s’imposer coûte que coûte comme unpartenaire du département. « L’important, pour nous, c’est de structurer une activité pour répondre à un besoin [de la collectivité], détaille-t-il à Mediapart. On verra laproblématique économique dans un deuxième temps. »


Un accueil low cost

Seulement, cette stratégie n’est pas sans conséquence sur les enfants accueillis à la MECS éphémère. «
La présence éducative n’est pas suffisante pour garantir une prise en charge éducative attendue d’une maison d’enfants à caractère social », note le rapport d’inspection que Mediapart s’est procuré. « De tels effectifs permettent unesurveillance, sous réserve d’un minimum de coopérationdes jeunes, mais pas un travail d’accompagnement éducatif personnalisé. » Par ailleurs, seuls « trois éducateurs » sont diplômés sur les « vingt-cinqintervenants éducatifs ».


De même, lorsque Domino Assist’m décide d’installerdeux jeunes dans des logements en dehors de la MECS « suite à des violences graves au sein de l’établissement »,un contrôle inopiné relève, en juillet 2022, des conditions d’accueil « indignes et incompatibles avec leur statut demineurs faisant l’objet d’une mesure de protection de l’enfance ». Mais, faute de places, le conseil départemental renouvellera la convention de DominoAssist’m jusqu’en mars 2023.


Contacté, le département du Calvados insiste, comme de nombreuses collectivités, sur le fait qu’une partie de ces « cas complexes » devrait être accueillie en pédopsychiatrie, services relevant de l’État. Or, là aussi, les places manquent cruellement, relève un récent rapport de la Cour des comptes.

Selon le conseil départemental du Calvados, cepartenariat inédit avec une agence d’intérim aurait alorsrépondu à une nécessité absolue : « créer des places dansl’urgence ». « Nos opérateurs habituels demandaient desdélais extrêmement longs. Il nous aurait fallu attendre aumoins un an », avance la présidente de la commissionenfance, Marie-Christine Quertier. Confrontée auxnombreux griefs formulés à l’encontre de Domino dansles rapports d’inspection, l’élue finit par s’emporter : « Que voulez-vous que je vous dise ? Que cet établissement n’était pas la panacée ? Il n’y a pas de solution magique. »

« On ne peut pas s’émouvoir d’un côté qu’il existe des listes d’attente et de l’autre que des solutions soient trouvées rapidement », s’agace-t-elle, en écho aux enfants en danger laissés au domicile malgré une décision deplacement prise par la justice.

Les chiffres du département montrent cependant que le recours à un opérateur privé n’a pas suffi à résorber la liste des enfants en attente de placement. Ils étaient 51 à l’ouverture de la MECS éphémère de Domino en mars 2021. Le département en dénombrait 63 en février dernier. 

«Apporter une solution éphémère de 40 places à un déficitstructurel de 100 places, c’est absurde
», dénonce Aurélien Syren, délégué syndical CGT au sein d’une association de protection de l’enfance du Calvados. « D’autant que le département a accepté de faire le jeu d’un opérateur privé qui essaie de faire du profit dans un secteur où personne n’en faisait jusque-là.»

« Il est inquiétant que des collectivités puissent à ce pointminimiser les conséquences de l’entrée d’un acteur dusecteur marchand dans la protection de l’enfance » ,déplore aussi Cyril Durand, membre du bureau deNexem, principale organisation des employeurs dumédico-social. « Le fait que Domino se contente pour lemoment de maigres bénéfices devrait interroger lespouvoirs publics, parce que ça ne durera pas éternellement.Une fois installés, ils seront en capacité de dégager duprofit sur la précarité des enfants. »


La gestion de Domino jugée « satisfaisante » malgré tout

En réponse, le président de Domino Assist’m ASE, ManafEl Hebil, met en avant l’« agilité » de son système : « Quelle association peut se prévaloir de monter unestructure en quinze jours ? »

De fait, malgré les remous suscités par cette effraction du privé dans la protection de l’enfance, la stratégie de Domino Assist’m commence à payer. En juin 2021, l’agence d’intérim signe une convention avec le département de la Mayenne pour l’ouverture d’une nouvelle MECS éphémère. Une ex-intérimaire, qui y a travaillé en pointillé entre l’automne 2021 et mars 2022,se souvient de son sentiment d’être « en roue libre » : « Je me suis retrouvée dans un appartement avec un enfant que je ne connaissais pas : ses pathologies, s’il était sous traitement, son parcours de vie… Zéro information, il fallait que je me démerde », lâche-t-elle, toujours effaréepar ses conditions de travail. « J’ai juste l’impression qu’ona mis ces gamins là pour s’en débarrasser. »

Une mission d’information conduite par des élu·es de la Mayenne relève le manque de qualification de l’équipe éducative (48 % de non-diplômés) et le turn over induit par le recours à des contrats de une semaine. « Ce dispositif permet certes une prise en charge en continu desjeunes et de soulager les foyers ou familles d’accueil mis enéchec antérieurement, estime le rapport consulté par Mediapart. Pour autant, il ne permet pas de prendre enconsidération les réelles problématiques de ces enfants quiont besoin d’un cadre éducatif et social (compétence départementale) et d’une prise en charge médicale (compétence de l’ARS) plus soutenus. »

Malgré tout, la situation des enfants accueilli·es à la MECS est jugée « satisfaisante », révélant au passage les faibles standards du travail social. La convention entre Domino et le département a ainsi été reconduite jusqu’en juin prochain. Un fin connaisseur du secteur l’admet, après lecture des rapports : « C’est globalement moins catastrophique qu’onaurait pu l’imaginer. Les difficultés observées chez Domino jalonnent le quotidien des établissements de protection del’enfance. »
Confrontée à la perte d’attractivité du travail social, de nombreuses associations engagent en effet du personnel non qualifié, y compris dans les structures qui accueillent des enfants au profil complexe.

 

La misère des enfants fait la fortune du privé
« Ce déficit de formation initiale aux besoins de l’enfant età ses droits peut conduire à une mise en danger de l’enfant », pointait un rapport d’information de l’Assembléenationale dès 2019. Mais une
étude récente montre que le recours à l’intérim, quoique décrié, s’est banalisé : 49 %des établissements interrogés déclarent y faire appel. Letout faisant la fortune des entreprises spécialisées dansle travail temporaire.

À croire que, pour certains départements, DominoAssist’m serait à la fois le problème et la solution. Parexemple, la Saône-et-Loire avait recours à l’agence d’intérim pour le suivi de quatre jeunes, des « cascomplexes » – une prestation « négociée sans mise en concurrence » de 402 148 euros hors taxe. « L’objectif » affiché en 2021 par la collectivité était « de sortir de cetteprise en charge Domino ».

La collectivité a alors lancé une série d’appels à projets, notamment pour « un dispositif expérimental d’accueilatypique de 8 places pour des mineurs âgés de 13 à 18 ansprésentant des problématiques spécifiques ». Seule en lice, Domino Assist’m ASE a remporté le lot en octobre 2022. Menaf El Hebil nous confie que le prix de la journée « tourne autour de 260-270 euros », soit près de 100 000 euros par an et par jeune, conformément au cahier des Plenelcharges de la collectivité. Un tarif largement inférieur àceux pratiqués dans d’autres structures dédiées à des enfants polytraumatisés.


L’agence s’était même portée candidate pour un autreprojet identique et, là encore, se trouvait seule en compétition. Son dossier a cette fois été rejeté par le département car il ne prenait pas « suffisamment en compte le volume supplémentaire que constituel’attribution de plusieurs lots ». Dans sa décision, lacollectivité indique qu’elle préfère « laisser [à Domino] le temps de s’implanter dans le Département et de construireles partenariats nécessaires à l’accueil de profils atypiques », avant de lui accorder d’éventuelles nouvelles attributions.

Interrogé à propos de son choix de confier unétablissement de protection de l’enfance à une entrepriseprivée, le conseil départemental de Saône-et-Loire n’ajamais répondu à nos sollicitations, malgré nosnombreuses relances. L’établissement a ouvert ses portes en février 2023.


Hugo Lemonier


mardi 16 mai 2023

Non à la tarification à l’activité dans le médico-social !

Tribune paru dans Politis, le 16 mais 2023
 
Sept députés publient un texte pour dénoncer la réforme SERAFIN-PH, largement inspirée de la tarification à l’acte de l’hôpital public et qui va dégrader profondément le service public d’accompagnement des personnes en situation de handicap.

La réforme SERAFIN-PH (Services et Établissements : Réforme pour une Adéquation des Financements aux Parcours des personnes Handicapées), qui est actuellement expérimentée dans le secteur médico-social, va dégrader profondément le service public d’accompagnement des personnes en situation de handicap. Les professionnel.les des structures concernées tirent la sonnette d’alarme sur cette tarification à l’activité qui ne dit pas son nom et déshumanise le travail social.

SERAFIN-PH est, en effet, largement inspiré de la T2A qui a contribué aux graves crises que connaît l’hôpital public depuis bientôt vingt ans. Ce système attribue une valeur à chaque acte. L’établissement est financé en fonction d’une liste de tâches réalisées par les salarié.es : certaines étant plus rentables que d’autres.

L’intégrer au service public d’accompagnement des personnes en situation de handicap constitue une double menace. Pour les personnels, exposés à des mesures d’économies ou des exigences de rendements qui vont voir leurs conditions de travail se dégrader. Pour les usagers, dont la qualité de l’accompagnement dépendra de choix bureaucratiques dans la classification des actes.

Comment le gouvernement compte-t-il mettre en place ce dispositif ? La Caisse Nationale pour la Solidarité et l’Autonomie (CNSA) a dressé une liste de 25 « besoins » et d’une cinquantaine de « prestations », auxquels devront correspondre tous les actes accomplis par les professionnel.les.

Ce projet est actuellement en phase d’expérimentation dans 10 % des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS). Sa généralisation est prévue pour 2025. Cette vision de l’accompagnement, comme une série d’actes isolés les uns des autres, ignore la nécessaire dimension globale de la prise en charge des personnes.

Cela donne l’illusion que cette dernière peut se réduire à une addition d’actes techniques, comme pour réparer une machine défectueuse. Il suffirait de trouver le bon mode d’emploi, à chaque besoin correspondrait une « prestation ». Ce serait à la personne de s’adapter à l’institution et non l’inverse.

Sous couvert de « personnalisation », SERAFIN-PH standardise donc les accompagnements. Les saisies informatiques déshumanisantes génèrent d’importants risques psychosociaux, chez les salarié.es. Cette démarche accroît le contrôle sur leur travail, ils et elles doivent rendre compte de chacun de leurs actes à la minute et de façon chronométrée. Décliner les métiers en succession de tâches donne aux directions le pouvoir de formuler des exigences de productivité. De ce fait, elles deviennent encore davantage les « courroies de transmission » des autorités tarificatrices.

Simultanément à cette tentative de mise au pas, il semble que nous soyons en train d’assister à une libéralisation à marche forcée du secteur médico-social. SERAFIN-PH facilite le recours à des prestataires privés. Les services rentables seront externalisés, le reste – ce que le privé ne souhaite pas faire – demeurera dans un secteur public ou associatif dégradé. Nous connaissons cette logique avec l’hôpital. Aucune économie à la clé, au contraire : à la fin, chacun pour soi, et des dépenses privées qui explosent.

Enfin, toute cette démarche est absurde puisque le 6 janvier dernier, Emmanuel Macron a annoncé dans ses voeux aux soignant.es sa volonté de mettre fin à la tarification à l’activité. Ce qui est mauvais pour les hôpitaux serait devenu bon pour le médico-social ?

Un seul moyen d’améliorer le service rendu au public et les conditions de travail des salarié·e·s : un financement récurrent, selon le nombre de bénéficiaires et la nature des projets locaux. Cette amélioration passe aussi par la mise en œuvre de politiques ambitieuses en investissant dans la formation et en agissant sur la société (accessibilité de l’école, des logements, du milieu professionnel, des lieux culturels…).

Le dispositif SERAFIN-PH y fait obstacle. Archaïque et dangereux, son abandon n’est pas négociable.


Signataires

Hendrik Davi, député LFI.

Hadrien Clouet, député LFI.

Marianne Maximi, députée LFI.

François Ruffin, député LFI.

Jérôme Guedj, député PS.

Arthur Delaporte, député PS.

Sophie-Taillé Polian, députée Génération.s

Hendrik Davi, député LFI.

Hadrien Clouet, député LFI.

Marianne Maximi, députée LFI.

François Ruffin, député LFI.

Jérôme Guedj, député PS.

Arthur Delaporte, député PS.

Sophie-Taillé Polian, députée Génération.s