Article de Actuel CSE
Déjà auteur d'un livre remarqué sur les gilets jaunes, Denis Maillard aborde dans un bref ouvrage la question des travailleurs modestes -du livreur à la caissière- qui, avec les soignants, ont fait face à l'épidémie de Covid-19 en maintenant les services essentiels en 2020. Parmi les pistes qu'il dresse pour revaloriser ces métiers figurent le voeu d'un discours politique positif à leur égard, l'idée d'un scrutin syndical national et d'un rôle accru pour les branches...Le livre du consultant Denis Maillard, publié par la Fondation Jean Jaurès (1), s'ouvre sur ces phrases prononcées le 13 avril 2020 par Emmanuel Macron, alors que les Français avaient chaleureusement applaudi aux fenêtres les soignants tenant à bout de bras notre système de santé face à la Covid-19 : "Il nous faudra nous rappeler que notre pays, aujourd'hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. "Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune". Ces mots, les Français les ont écrits il y a plus de 200 ans. Nous devons aujourd'hui reprendre le flambeau et donner toute sa force à ce principe".
Certes, le "Ségur de la santé" a apporté, depuis ces promesses, une amélioration financière aux soignants. Mais la reconnaissance symbolique et matérielle des travailleurs de deuxième ligne tarde, elle, à se concrétiser, le ministère du Travail s'étant pour l'instant borné à annoncer une méthode et une mission pour répertorier ces travailleurs, alors que les organisations syndicales réclament depuis des mois des mesures concrètes (lire notre article).
5 mondes professionnels différentsPour Denis Maillard, le retour à "l'invisibilité" de ces travailleurs, jugés indispensables le temps d'une crise sanitaire, n'est pas une surprise. Il avait déjà fallu une puissante secousse sociale, celle des gilets jaunes (2), pour que ces travailleurs du "back-office" apparaissent en pleine lumière, l'auteur analysant cette révolte comme la revendication de "la capacité de vivre dignement de son travail".
Comment donc éviter une nouvelle colère sociale de ces travailleurs demain ? Comment prendre en charge cette nouvelle question sociale ? s'interroge le consultant, philosophe de formation, dans ce petit livre. Ces travailleurs, commence-t-il par répondre, appartiennent à 5 mondes professionnels différents :
- le monde de la manutention, de la logistique et de l'acheminement (chauffeurs routiers, livreurs du dernier kilomètre, etc.);
- le monde du comptoir et du guichet (agents de sécurité, caissiers, hôtesses, etc.);
- le monde du "care" (soin) et de l'espace domestique (brancardiers, cantonniers, éboueurs, travailleurs de la propreté, etc.);
- le monde des "premières lignes de la République" (policiers, gendarmes, pompiers, postiers, agents d'entretien de l'électricité et du gaz, etc.);
- le monde du "bureau routinier en voie d'automatisation" (téléopérateurs des centres d'appels, sous-traitance informatique, travailleurs du clic, opérateurs de saisie, etc.).
Disponibilité pour tous, asservissement pour certainsL'émergence de ces nouvelles catégories de travailleurs s'explique par les injonctions suscitées par notre société de consommation : "La disponibilité de toute chose, au service du bien-être de certains, impose que d'autres restent à disposition en permanence".
Si l'on suit Denis Maillard, notre civilisation des loisirs a donc donné naissance à une "classe de services". Il ne s'agit pas d'une classe sociale cependant.
Ces travailleurs sont plutôt repliés sur leur famille et sur une solidarité de proximité. Faute de relais politiques ou syndicaux, ils n'accèdent pas à une conscience sociale supérieure
Bien que partageant une expérience commune, bien qu'affectés à des tâches pénibles pour lesquelles ils courent plus de risques que les autres salariés, tous ces travailleurs, plutôt repliés sur leur famille et sur une solidarité de proximité, n'accéderaient pas à une "conscience sociale supérieure", faute de trouver des relais (partis politiques, syndicats, associations...) pour assouvir "leur soif d'autonomie".
Une autonomie professionnelle d'ailleurs très réduite. La Dares (direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques) a déjà souligné qu'en quelques années, le nombre de salariés affirmant ne pas avoir d'autonomie est passé de 14% à 20% en 2013. Ce sentiment d'être substituable par un autre travailleur, dans une organisation productiviste encore accrue par les possibilités du numérique, s'accompagne de l'absence, dans leur horizon personnel, d'évolution pour ces travailleurs.
Réduire la pénibilité de ces métiers, valoriser les compétences des travailleurs
Parmi les pistes qu'il dresse pour sortir ces salariés de l'impasse, l'auteur estime nécessaire, pour réduire effectivement la pénibilité de ces métiers, de faire supporter aux employeurs le coût réel des accidents du travail et maladies professionnelles. Il juge important de reconnaître les compétences acquises par ces travailleurs : intelligence du métier, adaptabilité, inventivité, valorisation des relations, "autant de critères particulièrement recherchés et rémunérés dans les professions intellectuelles". En effet, souligne-t-il, "le travail non qualifié n'a rien à voir avec celui d'hier et cette notion de qualification n'a plus d'objet dans une société "orientée client" faisant appel essentiellement à des compétences sociales".
Ouvrir des horizons professionnels
Cette appréciation du travail réel, à conduire "entreprise par entreprise, branche par branche", permettrait aussi d'ouvrir des évolutions professionnelles afin d'éviter "les trappes professionnelles". Enfin, Denis Maillard plaide pour la réinternalisation de certains métiers (accueil, entretien par ex.) dans les entreprises qui les ont sous-traités, ou, à tout le moins, à une responsabilisation des donneurs d'ordres.
La branche comme planche de salut ?A la fin de son ouvrage, l'auteur estime qu'en redonnant une visibilité aux travailleurs du back office, la crise liée à la Covid-19 offre "l'opportunité" pour ces salariés d'accéder à une forme de "reconnaissance" de la part de la société. Cette reconnaissance suppose aussi que le discours politique -la promesse d'un "travailler plus pour gagner plus" fut lourde de déceptions pour ces travailleurs- n'abandonne pas ces populations et intègre cette question sociale sensible. La balle est aussi dans le camp syndical, trop souvent absent auprès de ces populations selon Denis Maillard.
Une élection syndicale nationale pour tous les travailleurs, le même jour
Comment repeupler ce désert ? En lieu et place des élections TPE (très petites entreprises), ce dernier plaide pour un scrutin national où tous les travailleurs français, quel que soit leur statut, désigneraient de façon électronique, le même jour, leurs représentants pour les défendre, une élection qui établirait aussi la représentativité des organisations syndicales. Notons qu'un tel scrutin (qui n'est pas sans rappeler l'élection nationale des prud'hommes supprimée au profit d'une désignation des conseillers) bouleverserait la logique d'élection professionnelle d'entreprise qui a refondé, depuis 2008, la représentativité syndicale. Il faut dire que l'auteur voit davantage la branche -mise à mal par les ordonnances de 2017- que l'entreprise comme "le lieu d'articulation entre l'isolement de l'individu et la conception de ses droits collectifs".
Toutes ces pistes sont-elles de nature, comme le résume au final l'auteur, à faire "de la classe de services" de ces travailleurs de deuxième ligne "un peuple de citoyens" ? A chacun de juger, mais un tel débat est pour le moins socialement utile à l'approche d'échéances politiques majeures pour notre pays.
(1) "Indispensables mais invisibles ? Reconnaître les travailleurs en première ligne", Denis Maillard, fondation Jean Jaurès, L'Aube, 91 pages, 8,90€. La fondation Jean Jaurès est un club de réflexion de gauche, proche du Parti socialiste.
(2) Voir notre note de lecture sur "Une colère française", l'ouvrage de Denis Maillard sur les gilets jaunes.
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