Quand la finance fait du social
Pierre Bitoun et Lou Hubert, tous deux sociologues, livrent ici une présentation critique d’une nouvelle offensive de la finance en direction du “social”. Ils décortiquent et critiquent les “Social impact bond”, des titres de dette (obligations) censés financer les politiques sociales et dont le rendement dépend de l’efficacité de celles-ci. Il est important de les comprendre et de les dénoncer pour ce qu’ils sont : des titres financiers faussement sociaux qui dévoilent la volonté de la finance de remplacer l’État.
Un nouveau-né a fait son apparition dans la galaxie des sigles : le SIB ou Social impact bond [Bon à impact social]. Bien qu’encore largement méconnu, il est promis à un grand avenir car sur ses fronts baptismaux se penchent depuis au moins une décennie tous ceux qui comptent, au double sens du verbe : G20 ou G8, OCDE ou UE, banquiers de Wall Street ou de la City, multinationales ou start-ups en croissance, pouvoirs publics nationaux, régionaux ou locaux prétendument désargentés. Si, aux dires mêmes de cette Sainte Famille, il faudra au divin enfant une bonne vingtaine d’années pour arriver à maturité, on peut déjà savoir pourquoi il est indispensable, de toute urgence et tous rassemblés, d’évacuer le rejeton dans les poubelles de l’Histoire. C’est à quoi sont destinés les cinq regards, explicatifs et critiques, portés sur ces SIB, ces objets volants – et surtout voleurs – que n’ont pas encore clairement identifiés ceux-là mêmes qui sont appelés à en subir, directement ou non, les conséquences.
Un titre financier éthique ?
L’objet se présente d’abord comme vertueux, fruit d’un capitalisme désormais bienveillant et guidé par le sens de la justice. Ouvrant un long discours prononcé début 2014, au Palais de la City à Londres, par une référence aux deux ouvrages-maîtres d’Adam Smith, La richesse des nations et la Théorie des sentiments moraux, Sir Ronald Cohen, le président de la mission du G8 consacré aux SIB, l’achevait par cette exhortation : « Nous avons commencé la révolution. Il y a fort à faire. Ensemble, levons-nous et faisons en sorte que “le cœur invisible” des marchés puisse aider ceux que “la main invisible” a laissé de côté ». Et il avait donné, un peu plus tôt, l’esprit autant que l’occasion historique de cette révolution : repenser la philanthropie à l’heure de la faillite – bien sûr organisée – de l’État social : « Aujourd’hui les États-providence conçus pour le XXe siècle baissent les bras dans la lutte contre les défis sociaux de ce nouveau siècle. […] Si la philantropie traditionnelle et les gouvernements peinent à régler ces problèmes, que pouvons-nous faire de notre côté ? » La réponse, débarrassée de tout simagrée, est d’une cupidité sans bornes : elle consiste à ouvrir un nouveau et énième continent de la marchandise et du profit.
De gros profits assurés
L’objet est en effet une machine à faire de l’argent. Résumé dans ses grandes lignes – de crédit… – le SIB consiste à ce que les banques[i] – et non des moindres (Goldman Sachs, Merrill Lynch, BNP, etc.) – avancent pour le compte du secteur public (État, collectivités territoriales) les fonds nécessaires à des actions sociales menées par des associations, en suivent la mise en œuvre, en contrôlent le résultat – avec bien entendu un évaluateur dit indépendant ![ii] – et se retournent, en fin de parcours, vers la puissance publique pour réclamer le remboursement des sommes avancées. Avec un intérêt conséquent, allant jusqu’à 13 % l’an. Soit un quasi doublement de la somme en sept ans, auquel il convient d’ajouter la rémunération de l’évaluateur et autres frais de gestion. L’instrument de “la révolution” est donc très efficace et produit des effets tous azimuts dont il est important de dresser l’inventaire : il crée un marché financier du “social” et dynamise aussi celui de l’évaluation ; il caporalise les associations, encourage leur concentration et leur transformation en entreprises “rentables” ; il démultiplie et affine les liens entre les représentants du monde financier et les acteurs publics nationaux ou locaux, siphonne leurs budgets et accroît donc d’autant la dette. Bref que rêver de mieux, sinon de le voir se propager en direction des pays pauvres, via son frère jumeau, le DIB ou Development impact bond ?
« Le nouveau continent de la marchandise et du profit est gigantesque : il couvre en fait, grâce l’ambiguïté du terme “social”, non seulement les dégâts engendrés par le capitalisme mais toute action dite d’intérêt général, et il s’identifie, en définitive, à l’État lui-même. »Une croissance fulgurante
L’objet, quoique récent, est en expansion rapide. Après un premier SIB, en 2010, visant à diminuer la récidive des détenus libérés de la prison de Peterborough, les “expérimentations” se sont multipliées dans le monde entier. On en comptait une vingtaine en 2014, plus de 80 en 2016 et, probablement, une bonne centaine fin 2017. La Grande-Bretagne, terre d’élection du capitalisme industriel au XIXe comme de la financiarisation du “social” aujourd’hui, se taille la part du lion, avec environ un tiers des SIB en cours de réalisation. Mais on en trouve également aux USA, au Japon, en Australie, en Suisse, et dans de nombreux pays de l’UE (Allemagne, Autriche, Belgique, Finlande, France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Portugal). Bref, de quoi commencer à faire rêver le président de la Commission Jean-Claude Juncker en quête, pour l’Union, d’un « triple-A social » !
La variété des domaines d’application a, logiquement, suivi cette expansion. À la réinsertion des prisonniers, sont venus s’ajouter l’aide aux enfants malades ou handicapés, le soutien aux jeunes en mal d’« employabilité » ou la réduction de l’absentéisme au travail, le logement des sans-abris ou l’intégration professionnelle des migrants et réfugiés, l’activité physique ou la solitude des personnes âgées en maison de retraite. Ou encore la détection et le traitement précoces du diabète, les programmes de vaccination, d’éducation ou d’accès « écologique et durable » à l’eau, à l’électricité ou aux NTIC dans les pays en développement, sans oublier non plus la revitalisation des zones rurales désertifiées dans les pays riches ou la réunification des familles « dysfonctionnelles » auxquelles il faut, sic et sib, dicter de « nouvelles conduites ». Bien que financiers et pouvoirs publics de connivence rivalisent pour l’instant de modestie – il faudra, proclament-ils, « entre dix et trente ans » pour changer les mentalités et les institutions –, l’inventaire ne laisse aucun doute.
Le nouveau continent de la marchandise et du profit est gigantesque : il couvre en fait, grâce l’ambiguïté du terme “social”, non seulement les dégâts engendrés par le capitalisme mais toute action dite d’intérêt général, et il s’identifie, en définitive, à l’État lui-même. Ce qui n’a rien d’un hasard, ni du point de vue théorique – il est dans l’essence même du capitalisme de tout marchandiser – ni du point de vue historique : cette nouvelle offensive n’est envisageable qu’en notre époque où tous les postes-clefs de la décision publique, du supranational au local, ont été colonisés par les représentants de la finance mondialisée et leurs serviteurs. Il arrive d’ailleurs à certains, souvent les mieux placés, de “manger le morceau”. Commentant en 2014 l’une de ces expérimentations, Lawrence Summers, l’ancien secrétaire au Trésor américain, ne déclarait-il pas : « This is ground zero of a big deal ! »
Une obligation instructive
L’objet est, dans sa déclinaison française, instructif à plus d’un titre. D’abord, l’hypocrisie, nécessaire au déploiement du système, est dans l’Hexagone portée à son comble. De SIB, qui faisait mauvais genre boursier, on est passé en 2014 à TIS, pour Titre à impact social, pour deux ans plus tard se montrer plus tartufe encore, en adoptant le nom définitif de CIS, Contrat à impact social, qui a le double mérite d’évacuer toute référence à l’argent et d’inscrire le dispositif dans le régime, ô combien sympathique, des “partenaires”. La réunion d’experts, la création de comités ad hoc, ont aussi été fidèles à nos traditions de l’entre-soi, rappelant à s’y méprendre le modèle des commissions Attali, pour « la libération de la croissance française » en 2008 ou pour « l’économie positive » en 2012.
Il en a été ainsi du Comité français pour l’investissement à impact social (CFIIS), présidé par Hugues Sibille, alors vice-président du Crédit coopératif et du Conseil supérieur de l’Économie sociale et solidaire (ESS), qui a réuni en 2013-2014 vingt-neuf membres « issus de la banque, du capital investissement, de l’entrepreneuriat social, d’agences publiques, d’expertise indépendante, d’administrations, de milieux académiques, d’organisations internationales », tous « acteurs engagés en faveur de l’innovation sociale et financière ». Autrement dit, après des décennies de remodelage libéral de la société, les maillons intermédiaires indispensables à la révolution néophilanthropique ! Prompts à discourir sur l’esprit de solidarité ou du don, mais surtout enclins au calcul de leurs intérêts. Enfin, de PS en Macronie, les CIS font peu à peu leur chemin. Benoît Hamon, ministre délégué à l’ESS et à la Consommation de 2012 à 2014, a missionné, en accord avec Sir Ronald Cohen, Hugues Sibille et son Comité, un premier appel à projets a été lancé en 2016 par la secrétaire d’État à l’ESS Martine Pinville et, depuis l’arrivée du haut fonctionnaire et banquier à l’Élysée, la dynamique se poursuit sous l’impulsion de La République en March…é. Le macroniste Christophe Itier, artisan de l’un de ces CIS consacré au placement des enfants mineurs dans le département du Nord, a été nommé en septembre 2017 Haut-Commissaire à l’ESS.
« Fossoyeurs du travail social, ils ont adopté le langage techno-concurrentiel des puissants […], et ils ont soigneusement mis en œuvre toutes les réformes destinées à éliminer la culture professionnelle des travailleurs sociaux reposant sur l’esprit de service public et l’aide à la personne considérée dans sa totalité. »Une obligation antisociale
L’objet, accélérant le “déjà là”, ne veut du bien ni aux travailleurs sociaux, ni aux pauvres qu’il prétend aider. Le cas français en est, à nouveau, une bonne illustration. Depuis vingt ans au moins, le secteur de l’action sociale est miné de l’intérieur par une logique gestionnaire et d’entreprise[iii], prélude à la financiarisation des SIB et autres CIS. Pétris de valeurs chrétiennes de gauche ou de droite aujourd’hui macronisées, tour à tour pragmatiques et autoritaires, toute une série de petits roitelets du “social” – présidents et directeurs d’établissements sociaux et médico-sociaux, directeurs d’écoles de formation en travail social, etc. – se sont faits les complices volontaires de ce mouvement et préparent, désormais, la nouvelle étape. Fossoyeurs du travail social, ils ont adopté le langage techno-concurrentiel des puissants – “innovation” et “labellisation”, “appels d’offres” et “indicateurs chiffrés”, “opérateur” plutôt qu’association, etc. –, et ils ont soigneusement mis en œuvre toutes les réformes destinées à éliminer la culture professionnelle des travailleurs sociaux reposant sur l’esprit de service public et l’aide à la personne considérée dans sa totalité. L’éducateur, l’assistant social ? Il est une ressource humaine, une charge salariale, qui doit faire plus avec moins et, surtout, « ne pas penser et se comporter en technicien »[iv]. Le pauvre, l’enfant, la personne âgée ou handicapée, l’adulte français ou étranger ? Il faut ici trier, trier encore et toujours, afin qu’il “participe”, soit “responsable de lui-même”, et qu’il entre ainsi dans le “public-cible” propre à prouver aujourd’hui “l’efficacité de l’action sociale” et à démontrer, demain, que les indicateurs chiffrés du SIB sont validés. Histoire de justifier le remboursement, avec intérêt, du prêt. L’objet, à l’évidence, nécessite qu’on les dégage, tous.
Pierre Bitoun et Lou Hubert
samedi 15 juin 2019
Quand la finance fait du social
A l'heure où nos droits de travailleuses et travailleurs du secteur social et médico-social sont la cible des attaques l'organisation patronale Nexem, ce texte -publié dans Comptoir, en Mars 2018- pose le cadre de l'attaque organisée par le monde de la finance pour privatiser et rendre lucratif notre secteur :
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