mardi 7 janvier 2020

[A lire] Nous, cadres sup, aux côtés des grévistes


Tribune parue dans Libération du 6 janvier
 
Le gouvernement ne se préoccupe des inégalités que pour dénoncer les supposés privilèges des régimes spéciaux et dresser ainsi les Français les uns contre les autres. Mais la manœuvre est grossière. Tout le monde comprend que les vrais privilégiés ne sont pas les quelques derniers détenteurs de ces régimes ; vestiges d’anciennes luttes sociales victorieuses par ailleurs largement laminés depuis des années.

Oubliez donc les cheminots, les fonctionnaires, les profs, car les vrais privilégié·es, c’est nous ! Passé·es par Polytechnique, Centrale, Sciences-Po et autres grandes écoles, nous sommes maintenant hauts fonctionnaires, cadres dirigeants du public ou du privé. Notre position nous permet de ne pas connaître la précarité financière et de rester relativement protégé·es de la mondialisation et des politiques d’austérité. Et pourtant nous rejetons en bloc la politique menée par M. Macron.

Evoluant dans un milieu où la doxa néolibérale domine, à des postes où faire grève est souvent inconcevable, il nous est compliqué d’intervenir dans le débat public. Nous avons ainsi assisté, impuissants, car isolés, aux attaques successives du code du travail, à la mise en place d’une politique fiscale outrageusement favorable au capital (ISF, CICE, flat tax, etc.) ou encore à la réforme de l’assurance chômage institutionnalisant la précarité. Regroupé·es aujourd’hui en collectif, nous écrivons cette tribune car nous ne voulons plus laisser passer silencieusement ces contre-réformes.

Ainsi le gouvernement attaque notre modèle de retraites alors qu’il n’a pas de problème de financement et assure un très faible taux de pauvreté chez nos anciens. Pourquoi alors se lancer dans une telle entreprise et mettre le pays dans cet état ? Il faut comprendre que ce projet n’est pas un simple ajustement technique mais un profond changement structurel et idéologique.

Il s’agit d’abord pour l’Etat de poursuivre la reprise en main de la gestion du système de retraites initialement sous la responsabilité des travailleurs. Ce mouvement initié par M. Rocard avec la bascule de la cotisation à l’impôt (CSG) s’achèvera par la mise en place du régime à points. Sa mécanique permettra un ajustement automatique du niveau des retraites au budget alloué par l’Etat, et dont les 14 % du PIB que ce budget représente aujourd’hui semblent devoir être considérés comme un maximum. Cette transformation est un préalable nécessaire aux futures réductions d’impôts qui justifieront de «nécessaires» (et automatiques) réductions de pensions pour maintenir le saint «équilibre». Mouvement qui ouvrira «naturellement» la porte aux «nécessaires» (puis obligatoires) retraites complémentaires par capitalisation. Le scénario est écrit, ce n’est pas pour rien que la réforme reçoit le soutien de tous les experts patentés de la finance et l’assurance.

Il s’agit aussi d’en finir avec le salaire continué, fondement du régime général, pour basculer sur un système qui reste par répartition mais mime la capitalisation en terminant d’indexer les droits de chacun sur ses cotisations individuelles. Contrairement au propos de notre Premier ministre, ceci va à l’encontre de l’esprit de solidarité qui animait le Conseil national de la Résistance. Les conséquences pour les salariés les plus précaires ou les femmes ont été largement décrites. Mais au-delà de ces conséquences directes, il s’agit de préparer les esprits à la modernité néolibérale dans laquelle il est attendu de chacun qu’il accepte n’importe quel boulot précaire pour accumuler quelques points en vue d’une retraite misérable, pour préserver ses droits au chômage ou au futur revenu universel d’activité.

Voici en quelques mots pourquoi nous rejetons cette réforme et tout le projet de société qu’elle contient. Mais pour ne pas rester dans la contestation, changeons de paradigme et donnons quelques pistes pour une autre réforme en nous appuyant par exemple sur les propositions historiques de la CGT, CGT dont on ne cesse pourtant de nous dire qu’elle ne propose rien. Puisqu’il s’agit de lutter contre les iniquités du système, pourquoi ne pas généraliser le régime général sur la base du salaire continué, et même déplafonner le régime général et supprimer les régimes complémentaires ? On pourrait ainsi d’une bien meilleure manière régler le problème, réel, des agriculteurs ou des indépendants. Et puisque bien sûr le gouvernement souhaite faire progresser la démocratie et la responsabilité de chacun, pourquoi ne pas redonner la main aux travailleurs sur la gestion des caisses comme c’était prévu en 1946 ?

On nous objectera que nous ne sommes pas réalistes, que tout cela coûte trop cher. Pourtant nous n’avons jamais été aussi riches collectivement. Que les dividendes puissent aller de record en record quand la bonne gestion nécessiterait de plafonner la part des retraites dans le PIB n’a rien de naturel, c’est un choix politique. Le réalisme est-il du côté de ceux qui veulent repousser l’âge de départ avec une retraite digne quand le taux de chômage chez les seniors est déjà si élevé ?

En attendant que se tienne un vrai débat de fond sur ces questions qui dépassent le cadre des retraites et définissent la société dans laquelle nous voulons vivre, nous, signataires de cette tribune, continuerons à soutenir la mobilisation pour le retrait complet du projet. Nous remercions les grévistes, cheminots et autres, d’assumer une bonne partie du coût de la grève. Le 9 janvier, et après encore, nous nous engagerons à leurs côtés, dans la rue et par la grève quand c’est possible, en donnant aux caisses de solidarité aux grévistes et par tous les moyens que nous trouverons.


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