vendredi 3 janvier 2020

Solidarité à but hautement lucratif

Octobre 2019, pages 22 et 23 du Monde Diplomatique

Le gouvernement français souhaite donner un second souffle aux contrats à impact social, introduits en France en 2016, lorsque M. Emmanuel Macron était ministre de l’économie. L’astuce de ce dispositif consiste à transférer le risque de l’action sociale, normalement assurée par l’État, à des investisseurs privés. En principe, tout le monde serait gagnant...

Les contrats à impact social s’enracinent en France
Solidarité à but hautement lucratif

par Margot Hemmerich & Clémentine Méténier 
 

«Wembley connected » s’illumine en bleu fluo dans le ciel gris de la capitale britannique. Dans le nord-ouest du Grand Londres, le stade transformé en arène ultramoderne pour accueillir les Jeux olympiques de 2012 étale son gigantisme. À ses abords, une demi-douzaine de gratte-ciel en chantier complètent un paysage aux faux airs de City. Difficile de croire que l’on se trouve là dans l’une des zones les plus pauvres de la métropole. Pour s’en rendre compte, il faut s’éloigner des imposantes tours de verre et traverser la Circular Road, qui divise socialement le quartier de Brent. Quand on passe au sud, on abandonne l’esthétique du monde des affaires pour entrer dans celle des étals sur les trottoirs. Ici, la proximité avec le centre de Londres a fait exploser le prix des logements et jeté les gens à la rue.

Dans la capitale, le nombre de personnes sans domicile fixe a augmenté de 169 % depuis 2010 (1). Au premier trimestre 2018, un Britannique sur deux cents dormait dehors ou dans un logement temporaire (2). Pour éviter que les personnes en situation de précarité ne finissent à la rue, le service de prévention pour les sans-abri (SHPS) a lancé un contrat à impact social (CIS) au budget de 2 millions de livres sterling (2,3 millions d’euros). Plutôt que de subventionner directement le travail des deux organisations caritatives à l’œuvre sur le terrain — Thames Reach et Crisis —, la municipalité de Brent a fait financer le projet par un investisseur privé : Bridges Ventures. Le contrat prévoit une rémunération en fonction d’objectifs chiffrés sur le nombre de bénéficiaires à aider et la durée de l’accompagnement. L’État ne rembourse l’investisseur que si tous ces objectifs sont atteints, en y ajoutant une prime — fixée pour ce contrat à 6 %, mais qui peut atteindre jusqu’à 15 % du montant apporté dans certains CIS (3). Un marché du social vient de naître.

À l’heure des restrictions budgétaires, le discours est bien rodé : « La ville de Brent n’a plus d’argent pour mettre en place des programmes de lutte contre le mal-logement, assure le responsable du projet, M. Steve Marsland. La seule obligation légale avant 2017 était de reloger les mineurs et les plus de 65 ans. Désormais, nous apportons aux associations le capital nécessaire pour prendre en charge l’ensemble des personnes à risque. Et l’État n’aura rien à débourser si nous ne réussissons pas à faire mieux que la situation actuelle. » Un système « gagnant-gagnant-gagnant », s’enthousiasment ses promoteurs : les acteurs sociaux pourraient mener leurs actions, l’État ne gaspillerait plus les deniers publics en ne remboursant que les projets jugés efficaces, et les investisseurs retireraient des intérêts proportionnels aux risques financiers qu’ils assument.

Diffuser la culture de l’« impact »

Avec près de cinquante contrats de ce type signés dans la dernière décennie — dont vingt-huit impliquant le gestionnaire de fonds privés Bridges —, le Royaume-Uni est le berceau de ce nouveau mode de financement de l’action sociale, qui se développe dans plusieurs domaines : précarité, prévention de la délinquance, éducation, emploi des jeunes, aide sociale à l’enfance ou santé publique. Le premier CIS a été lancé en 2010, sous le gouvernement travailliste de M. Gordon Brown, juste après la crise financière. Son successeur conservateur, M. David Cameron, reprend l’idée dans son discours du 19 juillet 2010 sur la Big Society (« grande société »). Il entend favoriser une culture du volontariat et de la philanthropie, réformer le service public en le « débarrassant de sa bureaucratie » et en l’ouvrant à de nouveaux acteurs, comme les organisations caritatives. Son idée-force : « Créer des communautés de gens audacieux dans les quartiers qui reprennent leurs affaires en main. » En avril 2012, le gouvernement crée la Big Society Capital, une institution publique abondée pour près de 700 millions d’euros par les principales banques britanniques, en puisant notamment dans leurs « fonds dormants » (comptes sans titulaire depuis quinze ans).

En dépit de l’échec (rapide) du projet Big Society au Royaume-Uni, ces arguments séduisent hors des frontières du pays. Depuis septembre 2010, cette formule a essaimé à travers le monde. D’abord cantonnés aux pays anglo-saxons (États-Unis, Canada et Australie), ces contrats s’exportent désormais du Pérou à la République démocratique du Congo en passant par Israël ou d’autres pays européens.

La France entre dans le bain à tâtons. Le 15 mars 2016, Mme Martine Pinville, secrétaire d’État chargée de l’économie sociale et solidaire auprès du ministre de l’économie Emmanuel Macron, lance un appel à projets à titre d’expérimentation. Le succès semble immédiat : soixante-deux structures sociales et associations postulent, treize correspondent aux critères. L’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE) signe un premier CIS avec l’État et un groupement d’investisseurs (BNP Paribas, la Caisse des dépôts, AG2R La Mondiale, la Fondation Avril et Renault Mobiliz Invest). Un « investissement » de 1,3 million d’euros doit permettre l’insertion économique de 172 à 320 personnes installées dans des zones rurales ou montagneuses.

« C’est un outil qui nous assure un financement de trois ans, ce qui est devenu quasi impossible aujourd’hui dans le cadre de subventions classiques », assure M. Marc Olivier, directeur financier de l’ADIE. « Il est possible de voir dans les CIS une forme innovante de partenariats public-privé (PPP), qui conjugue financement privé de missions sociales et paiements en fonction des résultats », juge l’économiste Frédéric Marty (4). Jusque-là limités à la construction et à la gestion d’équipements — hôpitaux, prisons, etc. —, les PPP pénètrent la sphère du social avec le même prétexte : faire des économies, alors que plusieurs études qualifient les partenariats de ce type, fort coûteux pour la collectivité, de « bombes à retardement (5) » pour les comptes publics. « Ces contrats sont à la croisée de plusieurs configurations contemporaines, notamment ce discours de crise de l’État-providence, qui justifie aujourd’hui que les politiques publiques ne soient plus portées par l’État et ses administrations, mais déléguées à un tiers secteur. Avec, en arrière-plan, l’idée selon laquelle le monde associatif serait peuplé d’amateurs, et que le privé serait plus efficace et innovant », analyse M. Yannick Martell, membre de l’Institut Godin, qui mène des travaux de recherche sur l’innovation sociale et les politiques publiques.

L’appel à projets français présentait le CIS comme un dispositif permettant d’« expérimenter un programme innovant d’actions destinées à prévenir des risques sociaux ». Pour l’ADIE, l’enjeu était de surmonter la difficulté de rencontrer des personnes dans les territoires reculés : « On a donc proposé un financement entièrement à distance, avec des entretiens pour l’instruction du microcrédit par téléphone, et en parallèle un accompagnement physique de proximité », se félicite M. Xavier Fabre, responsable du volet opérationnel. « Nous avons même fait tourner un camion de microcrédit dans les Hautes-Alpes, en amenant les acteurs institutionnels locaux dans les zones les plus éloignées », complète M. Olivier. Renforcer et personnaliser le suivi, s’adapter au contexte sociogéographique… Il suffit parfois de dire d’un dispositif qu’il est innovant pour qu’il apparaisse comme tel. Vernis magique, cette novlangue transforme le vieux improductif en neuf performant. « Au fond, les interventions proposées dans ces contrats, tout le monde les connaît depuis longtemps. Les travailleurs sociaux en ont assez d’évoluer dans un système où ils ne peuvent pas faire ce qu’ils savent être efficace, principalement faute de moyens. Donc ils explorent d’autres options », explique la sociologue Ève Chiapello.

La rhétorique de l’innovation permet de justifier l’apparent transfert du risque… et sa rémunération. La puissance publique ne devrait plus investir dans des programmes sociaux qui n’auraient pas encore fait leurs preuves. « Cette petite musique selon laquelle l’État ne serait plus là pour prendre des “risques” a une force de récit extrêmement puissante », note Mme Nicole Alix, présidente de La Coop des communs. Au point d’avoir atteint la plus haute marche de l’Élysée : « Financer ce qui est efficace me semble quand même logique. A fortiori si c’est du denier public », assume pleinement M. Christophe Itier, haut-commissaire à l’économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale, après avoir participé à l’élaboration du programme présidentiel de M. Macron. « L’expérimentation des CIS en France repose sur deux enjeux : tester un mode de financement pour entraîner un changement de politique publique tourné sur la prévention, mais surtout diffuser la culture de l’impact au sein des administrations territoriales et d’État », poursuit-il. En réalité, le recours aux CIS semble encourager des programmes, ou des structures, qui ont déjà démontré leur utilité, le principal élément novateur résidant davantage dans le mode de financement que dans les projets.

Les concepts et méthodes du management des entreprises privées gagnent les administrations publiques, qui évaluent désormais la performance des actions sociales en termes d’« impact ». Au Royaume-Uni, le cabinet de conseil New Economy a ainsi créé une base de données des « coûts sociaux » en collaboration avec le gouvernement. On y découvre, par exemple, que le coût de chaque élève exclu définitivement du système scolaire atteignait annuellement 13 450 euros en 2006 ; celui d’un sans-domicile-fixe (SDF) « longue durée » s’élevait à 9 200 euros pour l’autorité locale responsable en 2011 ; un adulte souffrant de troubles mentaux coûtait 2 544 euros au système de santé anglais en 2008, etc. À l’inverse, la mise sur le marché du travail d’un demandeur d’asile aurait rapporté 9 275 euros par an en 2013. « J’ai toujours été un geek ! », sourit M. Marsland en pianotant pour rechercher les données des personnes sans abri suivies à Brent. Le chef du programme d’aide aux SDF londoniens — et de quatre autres CIS dans le pays — incarne ce nouveau management à la frontière du public et du privé.

La culture de l’« impact » fut d’abord distillée dans la finance internationale, puis dans les nouvelles méthodes d’évaluation de l’impact social, environnemental et économique des entreprises. Dans les années 2000, la notion de retour social sur investissement fait son apparition dans le jargon financier. « On a créé des bases de données qui permettent d’alimenter la prise de décision des personnes chargées d’investir l’argent à distance, dans des entreprises à l’autre bout du monde », explique Mme Alix. Exemples : le portail Novafi propose une cartographie de la « nouvelle finance » pour « aider ceux qui souhaitent donner du sens à leur épargne » ; l’ImpactBase recense les indicateurs qui permettent de mesurer la « performance financière, opérationnelle, environnementale ou sociale d’une organisation ». Le subterfuge consiste à ne surtout pas opposer ces indicateurs…

Les CIS utilisent ces outils d’évaluation de la finance et renforcent les bases du paiement au résultat, posées en France par la loi de 2002 sur l’action sociale et médico-sociale. Avec cette différence que, au Royaume-Uni, les CIS apparaissaient comme plus flexibles que les subventions, très strictement fléchées. À la tête de Crisis, l’une des deux organisations caritatives impliquées dans le programme de Brent, Mme Atara Fridler ne se dit pas mécontente : « Je vois les effets positifs dans les résultats que nous obtenons, car nous avons eu besoin d’être plus responsables dans notre gestion. Et puis la fondation Bridges a des valeurs éthiques avec lesquelles je me sens en accord. »

Le « cœur invisible » des marchés

Mais, en considérant uniquement les résultats, il devient possible pour le financeur ou l’intermédiaire de « truquer le modèle (6) ». C’est ce qu’a fait notamment la banque Goldman Sachs. En 2015, elle annonce financer un programme préscolaire ayant permis à 109 enfants « à risque » de l’Utah d’éviter un placement en institution spécialisée. Le taux de réussite proche de 99 % — contre 10 à 20 % en moyenne pour ce type de programme — met la puce à l’oreille d’un comité d’experts en éducation : Goldman Sachs utilisait un test de sélection gonflant très largement les difficultés initiales des enfants (7)…

« Ces dix dernières années, le CIS est l’outil qui a suscité le plus grand enthousiasme au sein des gouvernements », affirme M. David Floyd, dirigeant d’une petite entreprise britannique. En avril 2018, la première ministre Theresa May a ainsi soutenu les projets-pilotes du plan national de réduction du nombre de sans-abri : 11 millions d’euros publics devaient aller à ce genre de contrats. Sur le papier, la priorité va au « social » pour s’assurer que les personnes aidées restent dans leur logement pendant au moins huit mois. L’appel à projets précise toutefois que le programme retenu sera celui présentant « des ratios coûts-avantages plus élevés »…

L’idée selon laquelle les marchés seraient capables d’allier prospérité et rendement social a été largement répandue par l’homme d’affaires Ronald Cohen, tête pensante de la Big Society. Ce personnage issu du monde du capital-risque s’est très tôt rapproché des milieux politiques : il fut candidat du Parti libéral aux élections législatives de 1974 et européennes de 1979, avant de changer d’allégeance en 1996 pour le Parti travailliste de M. Anthony Blair, dont il devient, en 2004, l’un des plus importants financeurs. Ce « chevalier du social à but lucratif (8) », comme le désigne la presse économique, est considéré comme le père de l’investissement social. « Si la City connaît bien La Richesse des nations et la “main invisible” des marchés, elle est moins au fait de l’autre œuvre d’Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, et de ce qu’on pourrait nommer le “cœur invisible” des marchés », déclarait-il dans un discours célèbre (9).

En France, cette vision est portée par une frange très active de personnalités issues de l’entrepreneuriat. « Au sein de l’économie sociale et solidaire, un petit monde a adopté les codes du marché néolibéral et s’est fait sa place », explique le chercheur Michel Chauvière. On retrouve notamment ces convertis au sein du Comité national consultatif sur l’investissement à impact social (CNCIIS) créé en 2013 et alors dirigé par M. Hugues Sibille, qui était aussi vice-président du Crédit coopératif et fondateur du Collectif pour le développement de l’entrepreneuriat social (10). Ministre de l’économie sociale et solidaire de mai 2012 à mars 2014, M. Benoît Hamon mandate ce dernier auprès du groupe de travail des États du G8 sur les contrats à impact social. M. Sibille prépare un rapport (11) finalement remis à Mme Carole Delga, devenue secrétaire d’État chargée de l’économie sociale et solidaire en juin 2014. Mais celle-ci ne veut pas des CIS, et la proposition restera dans les tiroirs jusqu’à l’arrivée de Mme Pinville au gouvernement, en 2015.

Le 15 mars 2016, un appel à projets est lancé. Le 10 juin, l’Impact Invest Lab (Iilab), un « laboratoire » de l’investissement à impact social, est mis sur pied par un consortium de six financeurs, dont la Caisse des dépôts, le Crédit coopératif, Finansol… « L’idée était de créer une structure beaucoup plus opérationnelle pour accompagner de futurs porteurs de projets en CIS », précise M. Cyrille Langendorff, actuel président de l’Iilab et du CNCIIS. Ils pourront s’appuyer sur un nouvel outil français de mesure et de suivi de l’impact social (ou Mesis). Inventé par le fonds d’investissement NovESS, il est financé par le groupe BNP Paribas et… la Caisse des dépôts (12).

L’Iilab a apporté son expertise à Médecins du monde. Alors qu’en son sein le principe même des CIS était vertement critiqué, l’association a signé le 5 mai 2019 un contrat visant à proposer une solution de rechange à l’incarcération par le logement et le suivi intensif de personnes souffrant de troubles psychiatriques. « On nous a dit que notre projet était compatible avec l’appel d’offres, et pour nous c’était enfin l’occasion de trouver l’argent pour le mettre en œuvre », raconte le psychiatre Thomas Bosetti, qui insiste sur la difficulté d’aider la population très désocialisée qu’il cible. Ce projet devant profiter à une centaine de personnes suppose la collaboration de cinq ministères et pourrait atteindre jusqu’à 6,6 millions d’euros. « On a autour de la table des acteurs qui n’ont pas forcément l’habitude de travailler ensemble et qui pour l’occasion se penchent sur une même problématique de prévention. C’est ça qui est séduisant sur le terrain », note Mme Raphaëlle Sebag, déléguée générale de l’Iilab.

Innovation ? Le Haut Conseil à la vie associative (HCVA) pointe le risque que les financeurs soient « tentés de ne soutenir que des projets facilement évaluables, au détriment d’autres, dont l’évaluation serait plus qualitative (13) ». En outre, une sélection s’opère de fait entre petites et grandes associations. De nombreuses petites structures ne pourraient pas prétendre aux cis. « Pour la seule préparation du contrat, il a fallu mobiliser l’équivalent d’un temps plein pendant un an », précise M. Olivier, directeur financier de l’ADIE. Plus les parties prenantes sont nombreuses, plus le montage juridique et financier est complexe. « Les discussions avec l’État et les financeurs vont nous permettre de construire un modèle précis, où l’on sera par exemple capables de chiffrer le nombre d’incarcérations à éviter afin d’être rentable en termes d’investissement », confirme M. Bosetti. L’objectif principal, au moment de ficeler les contrats, reste d’en moduler le risque… surtout pour l’investisseur. « Il y a toujours une part d’incertitude, étant donné que nous mettons en place un programme qui n’a pas encore été testé. Mais, dans certains cas, nous devons ramener les pouvoirs publics et les opérateurs sur terre : plutôt que de refuser de le financer, nous faisons en sorte d’aboutir à un projet moins risqué, ou nous négocions pour ajouter une sorte de “prime” de risque supplémentaire », assume le financeur du projet SHPS M. Marsland.

Cette notion de risque apparaît en fait toute relative. Un rapport de l’OCDE de 2016 (14) notait qu’un seul investisseur n’était pas rentré dans ses frais, pour le premier CIS lancé aux États-Unis en 2012 dans l’objectif de réduire le taux de récidive des sortants d’une prison new-yorkaise. Le contrat précisait que le financeur, Goldman Sachs, serait totalement remboursé si le taux de récidive diminuait de 8,2 %. En dépit de l’échec du programme, la banque a pu récupérer 6 millions de dollars sur les 7,2 investis, car son investissement était par ailleurs garanti à 75 % par la fondation Bloomberg Philanthropies…

En France, le premier CIS offrait également des garanties. Avant même de postuler, l’ADIE avait fait réaliser une étude par le cabinet d’audit KPMG pour mesurer l’impact économique de l’ensemble de ses actions. Résultat, 1 euro de subvention rapporterait au bout de deux ans 2,38 euros d’impact économique net à la société. Un an et demi après le lancement du programme, les objectifs étaient presque tous atteints. Sur 320 bénéficiaires, plus de 260 avaient réussi à s’insérer économiquement. « On prône l’innovation et l’expérimentation, mais en réalité on veut tout mesurer pour réduire l’incertitude inhérente à toute expérimentation, critique Nicolas Chochoy, directeur de l’Institut Godin. Dans un monde complexe, il est déjà compliqué d’isoler la variable qui permet de prouver le lien entre une action et un impact. Pour nous, il y a un paradoxe encore plus grand dans le fait d’allier innovation et impact social. »

Un rôle-clé revient aux évaluateurs et cabinets d’audit garants du fameux impact. KPMG est ainsi intervenu tout au long de la phase de montage du projet de l’ADIE et mènera une ultime évaluation six ans après le début du programme. « Ils effectuent six audits au total, mais ils nous ont aussi aidés à fixer les objectifs. C’était comme un filtre qui passait à la moulinette toutes nos propositions, les réorientant en proposant des méthodes de calcul », se souvient M. Olivier, qui ajoute avoir demandé par ailleurs l’aide d’un conseiller juridique.

Or ces étapes ont un prix. En passant par une subvention publique classique, le projet aurait coûté 1,2 million d’euros. Financé par un CIS, il a fallu ajouter 100 000 euros pour rémunérer l’ensemble des intermédiaires. L’État devra rembourser au minimum 1,3 million d’euros, sans compter la prime de succès, qui pourrait porter la facture finale à 1,5 million. Dans une tribune publiée en mars 2016, le Collectif des associations citoyennes dénonçait une « escroquerie financière (15) ». « Certaines actions menées à l’étranger par le biais d’un CIS ont coûté en moyenne trois fois plus cher au contribuable que si l’action avait été financée directement par la puissance publique », écrivait son président Jean-Claude Boual.

Ce marché devient florissant pour les intermédiaires. Même si les rémunérations n’égalent pas celles des produits financiers classiques, il offre de plus en plus d’opportunités. En septembre 2019, plus de cent trente programmes seraient en cours dans le monde pour un montant de plus de 400 millions d’euros (16). En France, avant celui de Médecins du monde, quatre autres contrats ont été signés cette année entre le ministère de la transition écologique et solidaire, quatre associations (Wimoov, Article 1, les Apprentis d’Auteuil et la Cravate solidaire), BNP Paribas et la Banque des territoires, filiale de la Caisse des dépôts.

Preuve de leur succès dans les hautes sphères, au sein des grandes écoles de commerce, les formations liées à l’investissement à impact bourgeonnent. L’École des hautes études commerciales (HEC) de Paris propose désormais de former des « idéalistes réalistes » : « Si vous êtes un rêveur qui tient compte de la dynamique des marchés, vous possédez un avantage stratégique sur vos concurrents », assure la plaquette du master de management.

Dans ses recommandations, le HCVA mettait en garde dès 2016 sur la nécessité de « continuer à dispenser des services sociaux aux personnes les plus vulnérables » et de ne considérer les CIS qu’en complément des mécanismes de protection sociale. Leur généralisation n’est pas pour demain, assure-t-on. « On est vraiment dans le monde du projet, avec des entrepreneurs du social qui portent des programmes locaux en faisant des montages ad hoc. C’est intenable en termes de politique publique », considère Ève Chiapello. D’autres redoutent une compétition entre associations, projets portés et acteurs publics : « S’il est plus facile d’atteindre le résultat en Île-de-France qu’en Corrèze — parce que le marché du travail y est plus stable, plus dense ou plus actif, par exemple —, alors la Corrèze risque d’être abandonnée par les investisseurs », souligne e-RSE, plate-forme de conseil sur la responsabilité des entreprises.

Le gouvernement garantit que des garde-fous permettront de créer un modèle à la française, qui prémunirait contre les dérives budgétaires : sans validation et engagement préalable des ministères concernés, pas de contrat. Il assure également que les CIS doivent rester de l’ordre de l’expérimentation de projets tournés vers la prévention et que, en cas de réussite, leur pérennisation sera assurée par l’État. Sauf qu’à l’heure actuelle aucune garantie n’a été apportée. « Si nos objectifs sont atteints, personne ne pourra nous dire que notre action ne fonctionne pas, reconnaît le directeur financier de l’ADIE. Mais nous n’avons reçu aucune promesse de financement après 2020. En théorie, on explique qu’aucun risque ne pèse sur l’opérateur. Comme nous avons créé cinq postes sur ce programme, il ne faudrait pas que les subventions s’arrêtent à la fin. »

Au stade de l’expérimentation, l’avenir des CIS reste incertain en France en dépit de la conviction inébranlable de leurs promoteurs. « Les Italiens, comme les Anglais, ont débloqué des fonds spécifiques de plusieurs dizaines de millions d’euros. L’idée serait de faire la même chose ici : mettre quelques millions sur des problématiques sociales transministérielles afin d’amorcer la pompe », espère M. Langendorff. L’État a déjà fait le choix d’intervenir, en faveur de la création d’un marché du social. Verra-t-on bientôt les ministères se contenter de jouer les entremetteurs et organiser, comme cela existe déjà à Londres, des rencontres express entre associations caritatives et financeurs ?

Margot Hemmerich & Clémentine Méténier

Journalistes.

(1) « The homelessness monitor : England 2018 » (PDF), Crisis UK, Londres, avril 2018.

(2) « 320 000 people in Britain are now homeless, as numbers keep rising », Shelter, Londres, 22 novembre 2018.

(3) Benjamin Le Pendeven, Yoann Nico et Baptiste Gachet, « Social impact bonds, un nouvel outil pour le financement de l’innovation sociale » (PDF), Les Notes de l’Institut, Institut de l’entreprise, Paris, 2015.

(4) Frédéric Marty, « Les contrats à impact social : une nouvelle génération de PPP pour les politiques sociales ? » (PDF), Politiques et management public, vol. 33, no 3-4, Cachan, 2016.

(5) Jean-Pierre Sueur et Hugues Portelli, « Rapport d’information sur les partenariats public-privé » (PDF), Sénat, Paris, 16 juillet 2014.

(6) « Social impact bonds : State of play & lessons learnt » (PDF), Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Paris, 2016.

(7) Nathaniel Popper, « Success metrics questioned in school program funded by Goldman », The New York Times, 3 novembre 2015.

(8) Nicolas Madelaine, « Ronald Cohen, le chevalier du social à but lucratif », Les Échos, Paris, 4 septembre 2014.

(9) Ronald Cohen, « Revolutionising philanthropy : Impact investment », discours à la Mansion House, Londres, 23 janvier 2014.

(10) Depuis baptisé Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves).

(11) « Comment et pourquoi favoriser des investissements à impact social ? » (PDF), rapport du Comité national consultatif sur l’investissement à impact social, septembre 2014.

(12) Lire sur notre site « La Caisse des dépôts en première ligne ».

(13) « Avis du HCVA relatif à l’appel à projets “social impact bonds” » (PDF), Paris, 2 mars 2016.

(14) « Social impact bonds : State of play & lessons learnt », op. cit.

(15) Collectif des associations citoyennes, « Quand le social finance les banques et les multinationales », Le Monde, 10 mars 2016.

(16) Selon la plate-forme Social Finance.

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