Les risques psychosociaux ont été instrumentalisés et ont masqué l’enjeu politique des conflits en entreprise, selon la psychologue du travail Lise Gaignard
Entre 2007 et 2014, la psychologue du travail Lise Gaignard rédige
des chroniques à partir d’entretiens menés dans son cabinet. Elle
souligne les phrases les plus affligeantes, les retape, et change les
prénoms. Aujourd’hui réunis dans un ouvrage, Chroniques du travail aliéné, ces textes sont poignants : la psychanalyste a du mal à relire son livre. Elle n’est pas la seule : « On m’a reproché de dire du mal des travailleurs », raconte-t-elle.
Si
son texte suscite des réactions vives, c’est qu’il critique la
dépolitisation de la souffrance au travail : à ses yeux, le changement
le plus frappant dans le monde du travail en France n’est pas « la
transformation – pourtant importante – des modes de management, ni les
catastrophiques techniques d’évaluation pipées, ni la mondialisation.
Pour moi, la différence majeure, c’est qu’en France, quand on est
victime d’une injustice épouvantable au travail… on demande à aller chez
le psy ! ».
D’après la psychologue du travail, c’est en 1998 que tout commence, avec la sortie de Souffrance en France, de Christophe Dejours, et Le Harcèlement moral, de Marie-France Hirigoyen. Deux ouvrages qui connaissent un succès retentissant : « Soudainement,
tout le monde est harcelé, tout le monde a un pervers narcissique dans
son entourage ! Le ministère du travail va même introduire le
harcèlement moral dans la loi de 2002. » Lise Gaignard n’a pas de mots tendres pour cette loi qui « arrange
les entreprises : pendant qu’on consulte sur les risques psychosociaux,
on ne s’interroge pas sur les modalités de production ».
« Le problème n’est pas médical, il est lié au travail »
Les
risques psychosociaux auraient-ils été instrumentalisés ? En tout cas,
de nombreux médecins se plaignent d’avoir à régler des problèmes qui
relèvent du management plus que de la santé. « Quand on a commencé à
parler de harcèlement, c’était miraculeux : finalement, on comprenait
ce qui se passait, on pouvait s’en prendre au pervers narcissique », se souvient Fabienne Bardot.
Mais
cette médecin du travail porte aujourd’hui un regard plus amer sur la
question, et refuse de mettre ses patients en inaptitude médicale.
« C’est ce que tout le monde leur dit de faire, et c’est grave ! Le
problème n’est pas médical, il est lié au travail. Je préfère la rupture
conventionnelle : au moins, c’est le salarié qui la demande, qui décide
de mettre un terme à une situation qui ne lui convient pas. »
Une façon de lutter contre l’hypocrisie d’une société qui gomme les conflits sociaux pour ne pas avoir à les aborder : « On
ne dit plus un salarié, on dit un collaborateur, comme si dans
l’entreprise tout le monde était égal. On ne dit plus licenciement, mais
plan de sauvegarde de l’emploi. Même après les attentats du
13 novembre, on ne parle que de la souffrance des gens ! On met en place
des cellules d’urgence, mais personne ne se demande comment on a pu
produire des monstres pareils. »
« […] On utilise le psychologue pour faire du contrôle social, pour adapter les humains à des contextes hostiles ! »
Si
la psychologisation de la souffrance au travail s’est autant
développée, c’est aussi qu’elle constitue une niche rémunératrice pour
les médecins, consultants et experts qui se sont spécialisés sur la
question. « Même les syndicats envoient les salariés chez le psy !
La souffrance ne pousse plus à l’action, elle est vécue de façon
individuelle et désespérante », regrette Anne Flottes, auteur de Travailler, quel boulot ! Les conflits du travail, enjeux politiques du quotidien.
« Bien
sûr qu’il y a des gens qui vont mal et que le travail joue un rôle
majeur dans ce malaise. Sauf qu’on utilise le psychologue pour faire du
contrôle social, pour adapter les humains à des contextes hostiles ! », renchérit la professeure de psychologie sociale Pascale Molinier.
Le
psychologue Yves Clot parle d’une approche hygiéniste des risques
psychosociaux, qui transforme la fragilité des situations en fragilité
des personnes. Stress, burn-out, pervers narcissique, sont des termes
qu’il prend avec beaucoup de recul : « Le vocabulaire est glissant
parce qu’il traduit une angoisse sociale d’appeler les choses par leur
nom. Il y a quelque chose de profondément déréglé dans le travail. On
assiste alors à une obsolescence programmée des mots. On passe des plans
d’action contre les risques psychosociaux à la qualité de vie au
travail, et pendant ce temps les symptômes s’aggravent. »
L’impossibilité du travail bien fait
Le
cœur du problème est ailleurs. Il se trouve dans l’impossibilité du
travail bien fait. Des personnes qui souhaitent travailler dans les
règles de l’art se heurtent à des organisations qui sacrifient la
qualité du travail, dans tous les secteurs : l’industrie, les services
ou encore le milieu universitaire. Ces conflits de critères refoulés
viennent s’enkyster dans le corps et la tête de chacun.
Le problème devient alors personnel, mais il est politique dans ses causes, tout comme dans ses conséquences. L’auteur de Le travail peut-il devenir supportable ? évoque le cas Volkswagen,
« une organisation du travail qui fonctionne comme la Corée du Nord :
on ne peut pas parler sous peine d’être éliminé, et on finit par abîmer
l’entreprise, ainsi que la planète. Et là, on accorde aux salariés le
droit de faire des aveux : c’est le comble de la perversion politique !
On les contraint à ravaler leur expérience, et quand on arrive au drame
on leur demande de confesser des tricheries qu’ils ont été amenés à
faire justement parce que la parole était censurée. »
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