jeudi 18 février 2021

Un nouveau logiciel de collecte de données inquiète les éducateurs spécialisés

Article de Mediapart du 18 février 2021

Par Emmanuel Riondé

Présenté comme un outil de « valorisation » des actions de prévention, le logiciel permet la collecte d’informations sur les jeunes. Il suscite l’inquiétude de bien des éducatrices et éducateurs intervenant sur le terrain.


Toulouse (Haute-Garonne).– « Quand je l’ai ouvert, j’ai pris une petite gifle, ça m’a fait peur, j’ai attendu un peu avant d’y revenir. » Pour A., éducateur de rue toulousain*, la découverte, mi-février, du nouveau logiciel de recueil de données actuellement à l’essai dans les clubs de prévention de la métropole a été un choc.

Il estime, comme nombre de ses collègues, que la mise en place de cet outil risque de conduire la prévention spécialisée sur une ligne de crête par rapport à ses principes fondamentaux : libre adhésion, respect de l’anonymat, absence de mandat nominatif et non-institutionnalisation.

Ce logiciel offre la possibilité aux éducateurs de documenter leurs actions de terrain mais aussi de recueillir des informations sur l’état civil des jeunes rencontrés et de remplir des items tels que « santé mentale », « comportement en institution scolaire », « relation à la famille », « rapport à la loi » ou « estime de soi ».
Pour Daniel Dose, membre du bureau du Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS), où il pilote la mise en place du logiciel, il s’agit avant tout d’« un outil de valorisation auprès du public pour donner à voir la logique d’accompagnement, mais aussi de valorisation institutionnelle ». Le CNLAPS, acteur majeur du secteur, est une « tête de réseaux » en étroite relation avec les pouvoirs publics.

Encore intitulé « Logiciel de recueil de données » – « mais on va changer le nom », assure Daniel Dose –, cet outil façonné depuis trois ans, et dont la mise en place a été confiée au prestataire informatique Formasoft, est proposé aux adhérents du CNLAPS, soit plus d’une centaine de structures. Il est actuellement en phase finale d’essai notamment en Moselle, à Marseille, en Corse et à Toulouse. Selon les endroits, il devrait entrer en fonction dans les semaines ou les mois à venir.

Pour G.*, éducatrice à Toulouse, ce logiciel « pose un vrai problème si on le met en relief avec la réalité de notre pratique ». Historiquement, la prévention spécialisée est exercée par des « éducateurs de rue » qui interviennent sans mandat nominatif et hors cadre judiciaire ou administratif, pour « permettre à des jeunes en voie de marginalisation de rompre avec l’isolement et de restaurer le lien social », résume le CNLAPS. Un travail de déminage mené auprès de publics socialement fragilisés et pouvant potentiellement basculer dans la délinquance.

Une démarche « si intrusive »

« Notre rapport aux jeunes est fondé sur la libre adhésion, explique G. On les voit parce qu’on se rencontre et parce qu’ils le souhaitent, pas parce qu’ils le doivent. Personne n’est obligé de venir me voir. Ma posture d’éducatrice est totalement basée sur la confiance. Et je refuse d’utiliser cette confiance pour nourrir une démarche si intrusive. »


Une réserve à laquelle Daniel Dose, qui dirige par ailleurs un service de prévention en Moselle, oppose le fait que des éducateurs ont participé à la conception de l’outil. « Nous sommes dans la dernière phase de retour sur les fonctionnalités et les contenus, ajoute-t-il. Il est proposé dans la même version à tout le monde mais les structures pourront ajouter ou retrancher des items, en fonction de leurs activités spécifiques. » Où vont aller les données recueillies ? « Chaque structure sera propriétaire de ses propres données », répond-il, avant d’assurer que le CNLAPS et son logiciel sont « au clair avec le règlement général sur la protection des données (RGPD) ».
Contactée, la CNIL assure « ne pas avoir vu passer » ce logiciel. Rien de surprenant puisque beaucoup des autorisations qui devaient auparavant lui être soumises ont disparu. Mais « on peut intervenir a posteriori pour s’assurer du bon respect du RGPD », prévient-on.

À Toulouse, où les services de prévention sont en régie directe de la métropole, la question de la destination des informations recueillies est particulièrement sensible. « Les informations ne sortiront pas du service et même le responsable de service aura seulement accès aux données générales, pas aux données nominatives », promet-on du côté de la métropole, tout en soulignant que « le logiciel est actuellement testé et son déploiement prévu pour le 1er semestre 2021, ça laisse le temps d’ajuster. Nous avons été alertés des questionnements de certains travailleurs sociaux, nous en tenons compte ».

Même tonalité rassurante du côté de l’ADDAP 13, association de prévention spécialisée travaillant sous l’égide du département des Bouches-du-Rhône. « On a commencé à utiliser ce logiciel depuis un mois. Il y a eu des questionnements et des réticences mais globalement, ça a été bien reçu par l’équipe, raconte Clotilde Bertrand, directrice d’un service de prévention spécialisée dans les quartiers nord de Marseille. De fait, beaucoup se sont enquis de cette question de la sécurisation des données. Mais chaque éducateur a un code d’accès et peut seul accéder à l’ensemble des infos qu’il a lui-même rentrées. Pour l’instant, je ne vois pas ce logiciel modifier les valeurs que nous portons dans notre pratique. C’est un outil pour l’éducateur : il y rentre les infos qu’il souhaite et s’il quitte le territoire, ça permet à celui ou celle qui prend sa place de ne pas reposer toutes les questions aux jeunes, ça assure une meilleure continuité... »

Mise en danger des professionnels

À Toulouse, tout en reconnaissant que des dossiers ou notes ont toujours existé, plus ou moins rédigés et fournis, les éducatrices et éducateurs de rue rencontrés assurent que la confidentialité est primordiale, et que la consigne est de ne jamais rien laisser traîner dans les bureaux. « Est-ce qu’on accepterait qu’on prenne et conserve autant d’infos sur nous quand on va demander de l’aide ? Et en quoi suis-je légitime pour évaluer la santé mentale d’un jeune ? Pour moi, cet outil va créer de fait une autre relation avec le public et les quartiers », s’inquiète l’une.

Un autre souligne la mise en danger que cela peut représenter pour les éducateurs et éducatrices : « On est en contact direct avec les jeunes et on assiste parfois à des trafics... C’est possible parce qu’il y a de la confiance. Mais quand on va les avoir convaincus de nous lâcher ces données, quelle sera leur réaction si ensuite ils ont des soucis avec les autorités ? Ils risquent de nous demander des comptes. » Une exposition d’autant plus plus réelle que, souligne G., « on aura été en capacité d’influencer leur décision dans un sens ou dans l’autre pour qu’ils acceptent ou pas le procédé ».

Bertrand Deric dirige le service de prévention d’une association non adhérente au CNLAPS, à Paris, qui utilise un outil interne de suivi des projets, chantiers éducatifs, activités collectives, mais ne collecte pas de données personnelles. « Pour moi, la vraie question est de savoir ce que l’on fait de ces données, nuance-t-il. Avoir des infos pour mieux cartographier les besoins, si ça permet d’étayer des demandes et d’obtenir des soutiens sur des quartiers ou des publics spécifiques, pourquoi pas. Mais c’est vrai que l’anonymat, c’est l’ADN de la prévention, et les éducateurs ont toujours été vigilants là-dessus : il y a vingt ans, on manifestait déjà en disant “on est des éducateurs, pas des délateurs”. C’est une question d’assurance : quand on est convaincu par l’objet, on peut le porter, sinon c’est plus compliqué. Il faut savoir sécuriser les professionnels sur ce type d’outil. »

Des préoccupations qui n’ont pas échappé à la section toulousaine de la Ligue des droits de l'homme : « On s’interroge sur la manière dont est menée la mise en place de cet outil auprès de gens qui vont devoir l’utiliser sans avoir trop de pouvoir dessus, mais aussi sur le contenu : des items posent question, sur les possibilités de socialisation des jeunes, ou les données comportementales, par exemple. Une commission de suivi paritaire avec des professionnels et des associatifs n’aurait pas été du luxe. »

« Peut-être faudrait-il voir avec les jeunes quel type d’infos ils sont prêts à donner », suggère Bertrand Deric. Pour prendre la température, G. a demandé début février à deux jeunes du quartier où elle intervient s’ils accepteraient que des informations les concernant soient stockées dans des fichiers numériques. Selon elle, leur réponse a été « directe » : pas question.

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