lundi 3 mai 2021

Précarité : le blues des travailleurs sociaux

Hausse des demandes, turnover important, effectifs réduits, travail de moins en moins axé vers l’accompagnement : depuis le premier confinement, les travailleurs sociaux évoquent une situation devenue «ingérable».

Un samedi matin à Champigny-sur-Marne, dans les locaux de l’association Claire amitié, qui vient en aide aux mères isolées et aux femmes précaires. Melissa (1), accompagnatrice d’insertion, a rendez-vous avec Sonia (1), mère célibataire avec 5 enfants à charge. La travailleuse sociale remplit un dossier pour sa demande de carte vitale et règle un problème de paiement de loyer. Sonia, originaire des Comores, ne maîtrise pas le français et ne peut réaliser aucune tâche administrative seule. Une heure plus tard, Melissa doit s’occuper d’une autre personne, elle se hâte. Sonia aura sa carte vitale, et le problème de loyer est réglé, mais Melissa n’est pas satisfaite. «Je n’aime pas créer de la dépendance chez les familles que j’assiste, mais avec le Covid, je n’ai plus le temps de les aider à être autonomes, de leur apprendre à remplir des papiers. Au lieu de les accompagner, je fais les choses à leur place.» 

Dans cette crise sanitaire, le temps est un luxe dont les travailleurs sociaux manquent. Dans un contexte où le taux de pauvreté a bondi – le nombre de bénéficiaires du RSA a grimpé de 7,5 % au 31 décembre –, beaucoup de Français se sont retrouvés en difficulté. Dès le premier confinement, les services d’aides sociales ont dû gérer un flot de personnes venues solliciter des aides pour payer leur loyer, avoir des soins d’urgence ou du soutien psychologique. «Il y a eu de nombreux publics qu’on n’avait pas pour habitude de prendre en charge. Ça a été très compliqué» se souvient Caroline (1), accompagnatrice sociale au centre d’action sociale de la ville de Paris (CASVP), dans le XVIIe arrondissement.


«On priorise dans la priorité»

Dans ces conditions de travail infernales, les travailleurs sociaux réclament plus de moyens humains. Or de nombreux services voient leurs effectifs se réduire. «Beaucoup de nos collègues sont dans un sale état. Certains, détachés pour soutenir d’autres services saturés, sont partis au bout d’un mois car ils ne tiennent plus», explique Simon Le Coeur, permanent à la CGT du CASVP. Dans les Yvelines, la CGT du conseil départemental a alerté les élus dans une lettre ouverte, évoquant un «manque d’effectifs et la hausse des demandes». Il en résulte, dit la lettre, que de nombreux travailleurs sociaux dans le domaine de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ont quitté leur poste pour cause de «conflit de valeurs, perte de sens du travail, manque de reconnaissance professionnelle, stress accru et épuisement professionnel», détaille la lettre. Le turnover est important : dans les colonnes du Parisien, le secrétaire général de la CGT du conseil départemental des Yvelines, Tristan Fournet, dénombrait mi-avril «150 départs pour 180 recrutements» dans l’ASE Yvelines depuis le début de l’année. «C’est comme ça dans tous les services, abonde Mélanie (1), assistante d’accueil dans un CASVP, du haut de ses sept années d’expérience. Dès qu’on voit des dysfonctionnements, il y a des vagues de départ et ceux qui restent rament.»

A Paris, Florence Pik, accompagnatrice sociale dans un service d’aide sociale à l’enfance depuis dix ans, n’y arrive plus. Elle prend en charge 95 personnes entre 18 et 21 ans, pour lesquelles elle propose une aide sociale globale – ouverture de droits, réinsertion dans le monde du travail, solution de logement. Une situation qu’elle estime «ingérable»«Quand on travaille avec des jeunes en rupture familiale, qui n’ont pas de famille et qui ont des besoins sociaux très importants, on priorise dans la priorité», raconte-t-elle, désemparée.

«De plus en plus d’administratif»

De surcroît, ces travailleurs sociaux assistent à la transformation de leurs actions avec «beaucoup moins de liens avec l’autre, d’aide qualitative, mais beaucoup plus de travail quantitatif», constate Mélanie. Cette transformation ne résulte pas uniquement de la crise sanitaire, puisque en 2015, la députée Brigitte Bourguignon, autrice d’un rapport sur le sujet, indiquait que le travail social est «de plus en plus associé à l’exécution de mesures administratives et de moins en moins à la créativité, à l’innovation et même à l’accompagnement». Une mutation que Florence Pik vit très mal. «Je passe mes journées à répondre au téléphone et à des mails. Et quand on rajoute le télétravail quelques jours par semaine, on voit tous les jours notre action glisser vers de plus en plus d’administratif et de moins en moins de travail social et de contact avec le public. Mon travail ne devrait pas se résumer à cela, je devrais passer plus de temps avec mes jeunes, pour mieux les comprendre et ainsi mieux les orienter.»

Pour Melissa, les premiers pénalisés par cette situation sont évidemment les publics qu’elle est censée aider. «Pour bien répondre aux besoins des personnes précaires, il faut apprendre à les connaître. Sans créer du lien, notre travail a moins de sens, pour moi mais aussi pour eux.»

(1) Les prénoms ont été changés.


 

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